Le droit français à l’épreuve des plateformes européennes

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Publié le 27/11/2025
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Encadrée par le Code de la santé publique, la vente en ligne de médicaments reste un exercice strictement réservé aux officines physiques autorisées. Si le droit européen a ouvert la voie, le modèle français, plus protecteur, continue de privilégier la santé publique à la logique de marché.

Crédit photo : Cour de justice de l'Union européenne

Depuis 2013, la vente en ligne de médicaments non soumis à prescription est autorisée en France. Mais cette ouverture s’accompagne de garde-fous stricts : le site doit dépendre d’une officine physique, être autorisé par l’ARS et validé par le Conseil de l’Ordre.
Par conséquent, les produits éligibles à la vente sont exclusivement les médicaments non soumis à prescription, auxquels s’ajoutent la parapharmacie, les dispositifs médicaux et les compléments alimentaires. En revanche, la délivrance de médicaments sur ordonnance reste strictement interdite en ligne.
« Le législateur a choisi de préserver la dimension sanitaire de la pharmacie, explique Me Sébastien Beaugendre, avocat au barreau de Paris, spécialiste du droit pharmaceutique et du numérique en santé. L’e-commerce officinal n’est pas un canal de substitution, mais un prolongement du comptoir. »

Entre droit européen et exigence sanitaire

Le droit français s’inscrit d’abord dans le cadre européen, auquel chaque État membre peut ajouter des conditions nationales « nécessaires, justifiées et proportionnées » à l’objectif de santé publique. « Moins libéral que celui de certains pays voisins, comme les Pays Bas ou la Belgique, notre droit reste plus protecteur et plus traditionnel », observe Me Beaugendre. Engagé depuis de nombreuses années aux côtés des groupements, Me Sébastien Beaugendre estime que cette approche prudente constitue à la fois une force et une fragilité.
« Le droit français protège mieux les patients, mais il demeure mal compris à Bruxelles. L’État français n’a jamais notifié officiellement à la Commission européenne son dispositif national renforcé, malgré les décisions favorables de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Cette absence de notification entretient une incertitude juridique et pourrait, à terme, fragiliser notre modèle. »

Les limites imposées aux intermédiaires


Au-delà du cadre officinal, la question de l’intermédiation – c’est-à-dire de la présence d’un acteur tiers entre le pharmacien et le patient – demeure centrale. « Le droit français ne reconnaît pas de place pour un acteur tiers entre le pharmacien et le patient, rappelle Me Beaugendre. Les plateformes ne peuvent ni stocker ni vendre : leur rôle doit rester strictement technique. »
L’affaire Doctipharma, portée par l’UDGPO contre une filiale de Lagardère, a illustré cette frontière. En proposant à l’internaute plusieurs officines sur un même site, la plateforme exerçait une activité d’intermédiation commerciale contraire au Code de la santé publique.
Depuis les arrêtés du 28 novembre 2016, tout site de vente en ligne doit être clairement rattaché à une officine autorisée, avec un nom de domaine distinct et un titulaire identifié. Une mesure visant à garantir la traçabilité et la responsabilité de chaque pharmacien.

Publicité, référencement et données : un équilibre délicat

En matière de communication, la prudence reste de mise. Toute publicité directe pour un médicament est interdite, sauf exceptions validées par l’ANSM. « Un pharmacien peut valoriser ses services, mais pas promouvoir un produit », rappelle l’avocat. Depuis le décret du 20 août 2020, le référencement payant (SEA) est autorisé pour les produits de parapharmacie et les médicaments OTC, à condition d’éviter toute confusion avec la publicité sur les médicaments. Le référencement naturel (SEO) demeure libre, sous réserve de loyauté et de transparence.
S’y ajoute la question sensible de la protection des données de santé. « Dès qu’un site enregistre une commande, un suivi ou un profil patient, il traite des données sensibles. Celles-ci doivent être hébergées sur des serveurs certifiés HDS, conformément à l’article L.1111-8 du Code de la santé publique », souligne Me Beaugendre.
Le pharmacien reste responsable de traitement au sens du RGPD et engage sa responsabilité civile et pénale en cas de manquement.

Un cadre contraignant mais porteur de confiance

Pour l’avocat, la réglementation française traduit une philosophie claire : « Le numérique officinal ne doit pas être une zone de dérégulation. Il peut être un levier d’innovation, à condition de rester fidèle à la mission de santé publique. »
Cette approche protectrice, parfois jugée rigide, devient aussi un levier de confiance. En respectant les règles – autorisation ARS, hébergement HDS, conformité RGPD – les pharmaciens affirment leur professionnalisme et se distinguent sur un marché saturé de plateformes non conformes. « Le droit n’est pas un frein, conclut Me Beaugendre. C’est ce qui garantit que la pharmacie reste un lieu de soin, même en ligne. »

L’affaire Philippe Lailler, point de départ de la vente en ligne officinale

En 2013, le pharmacien Philippe Lailler, installé à Caen, devient le premier en France à ouvrir un site de vente de médicaments sans ordonnance, « Pharma-gdd » nom tiré de l’abréviation de sa pharmacie physique « La grâce de Dieu ». L’Ordre national des pharmaciens l’assigne alors pour publicité illicite et concurrence déloyale.
L’affaire, qui remonte jusqu’au Conseil d’État, aboutit en 2015 (arrêt n° 375081) à la reconnaissance de la conformité de cette pratique au droit européen, en application de la directive 2011/62/UE sur la Vente de Médicaments à Distance (VDD). Cette décision pose les fondations du commerce électronique officinal : rattachement à une officine physique, autorisation de l’ARS, validation par l’Ordre et respect des règles de sécurité. L’arrêt Lailler marque ainsi le tournant juridique qui a permis aux pharmacies françaises d’exister en ligne — tout en réaffirmant la primauté de la santé publique sur les logiques commerciales.


( Voir page 27 “Patients connectés : la nouvelle donne du e-commerce officinal”)

Les groupements français en première ligne face aux plateformes européennes

Depuis 2015, plusieurs groupements français, emmenés par l’UDGPO, se sont mobilisés pour défendre le cadre national de la vente en ligne de médicaments face à la libéralisation européenne.
Avocat de l’UDGPO dans de nombreux dossiers (Shop Apotheke, Leclerc, DocMorris, Doctipharma), Me Sébastien Beaugendre a contribué à faire reconnaître, devant la Cour de justice de l’Union européenne, la légitimité du modèle français fondé sur la santé publique.
Ces contentieux ont rappelé que la vente de médicaments ne peut être qu’un prolongement du comptoir officinal, et non une activité purement commerciale.
Au-delà du juridique, ce combat symbolise la volonté de préserver une pharmacie de proximité, encadrée et responsable, face à la montée des plateformes internationales.

Peggy Cardin-Changizi

Source : Le Quotidien du Pharmacien