UN ENTRETIEN AVEC HERVÉ THIS

De la cuisine moléculaire à la cuisine note à note

Publié le 28/01/2013
Article réservé aux abonnés
Hervé This est chimiste… Et un peu chef cuisinier. Principal animateur du Groupe de gastronomie moléculaire au laboratoire de chimie d’AgroParis Tech (INRA), il est aussi le Directeur scientifique de la Fondation Science et culture alimentaire (Académie des Sciences). Ce scientifique de haut vol est surtout connu pour être le co-créateur, avec Nicholas Kurti, de la gastronomie moléculaire. À travers un savant mélange de formules et de saveurs, il explique aujourd’hui au « Quotidien » comment la cuisine moléculaire a donné naissance au concept épuré de la cuisine note à note. À vos paillasses !
Hervé This : " La cuisine note à note n’est pas meilleure, elle est différente »

Hervé This : " La cuisine note à note n’est pas meilleure, elle est différente »
Crédit photo : dr

LE QUOTIDIEN DU PHARMACIEN.- Comment peut-on situer la « cuisine note à note » par rapport à la cuisine moléculaire ?

HERVÉ THIS.- Plus exactement, il faut situer la cuisine note à note par rapport à la cuisine moléculaire, d’une part, et à la gastronomie moléculaire, d’autre part. La définition de la gastronomie moléculaire est : la science qui explore les phénomènes qui surviennent lors de la préparation et de la consommation des aliments.

La définition de la cuisine moléculaire est : une cuisine (pas de la science, donc) qui fait usage de nouveaux outils et méthodes - mais, en gros, on a encore le droit de faire du coq au vin… même si les nouveaux outils permettent aussi de faire des choses nouvelles.

Quant à la définition de la cuisine note à note, elle consiste cette fois, à utiliser des composés (par exemple des extraits des produits végétaux) pour construire des plats.

Un peu comme en pharmacologie, la « cuisine note à note » cherche la simplification, par l’isolement et l’extraction à partir d’un mélange, des principes gustatifs (actifs). Si l’on comprend bien l’intérêt de la démarche en recherche pharmaceutique, comment défendre l’idée que le « note à note » est « meilleur » que le mélange sur les plans gustatif et gastronomique ?

Cette ressemblance ne vient qu’ensuite. A priori, il faut imaginer plutôt une comparaison avec la musique de synthèse (électroacoustique). La cuisine note à note, en tant que cuisine, ne cherche pas de simplification, mais une autre façon de produire des aliments. C’est une conséquence, que de vouloir fractionner les produits classiques.

En revanche, il est vrai que l’entreprise de construction se facilite la vie en n’utilisant que des petits nombres de composés pour produire les aliments. Enfin, la cuisine note à note n’est pas meilleure : elle est différente. Ce qui est juste, toutefois, c’est de dire que la cuisine note à note permet des myriades de possibilités qui étaient inaccessibles à la cuisine classique : des mélanges inédits de composés odorants, sapides, trigéminaux, des consistances jamais vues, bref des goûts nouveaux. À l’infini : nous avons face à nous un immense continent inexploré !

Le lien entre « cuisine note à note » et nutrithérapie (apports mesurés de nutriments isolés) vous paraît-il pertinent ?

Comme je vous l’ai dit, la cuisine note à note pose des questions à la science de la nutrition. Comment introduire les diverses vitamines, oligo-éléments, etc. de sorte qu’ils soient correctement libérés dans la bouche, d’abord, puis dans le système digestif ?

Mais il y a aussi le point de vue selon lequel, au-delà de la nutrition (nous avons assez à manger), la cuisine, c’est du lien social, de l’art, de la technique. La vraie belle question est celle de la perception physiologique de nouveaux mélanges. Mais, encore une fois, c’est un aveuglement de ma part. Oui, il y a une ressemblance.

Comment la « cuisine note à note » préserve-t-elle l’aspect des aliments issus du monde qui nous entoure alors qu’elle s’émancipe des légumes et des viandes tels qu’ils s’offrent dans la cuisine traditionnelle ? La composante visuelle n’est-elle pas une part non négligeable du goût de nos aliments ?

Il n’y a aucune raison de préserver l’aspect des aliments ! Et je crois que ce serait une erreur que de vouloir reproduire les fruits, légumes, viandes ou poissons. Ces derniers existent (pour l’instant), et une copie est toujours moins bonne que l’original. En revanche, il y a tant de nouveau à découvrir !

Si ses objectifs sont bien différents, la « cuisine note à note » est-elle comparable, au point de vue technique, à la pratique de la préparation pharmaceutique ?

Hippocrate disait : de tes aliments, tu feras ta médecine. Il est vrai que la cuisine note à note est à la cuisine classique ce que la pharmacie moderne est à l’usage de plantes pour se soigner, comme l’explique fort bien l’ethnopharmacologue Robert Anton*.

› PROPOS RECUEILLIS PAR DIDIER DOUKHAN

Source : Le Quotidien du Pharmacien: 2977