Un titulaire d’officine de 1985 aurait de la peine à s’y retrouver dans l’exercice officinal d’aujourd’hui. Gardien des poisons, expert du médicament, interlocuteur de proximité pour les questions de santé, le pharmacien l’est toujours. Mais les conditions d’exercice ont évolué en ces quatre décennies comme jamais dans l’histoire de la pharmacie d’officine. À tel point qu’il est communément admis qu’aucune autre profession n’a connu une mutation aussi importante en si peu de temps. Il est vrai que l’exercice officinal a été bouleversé sur trois fronts. Sur le plan administratif, le titulaire s’est vu adjoindre pléthore de nouveaux process, voire de micro-tâches, en même temps que, paradoxalement, précurseur de l’informatisation, il était secondé par un logiciel métier de plus en plus performant.
Aucune autre profession n’a connu une telle mutation en si peu de temps
Au niveau de ses missions, le pharmacien a connu un élargissement considérable de ses champs d’intervention, assistant à la transformation de son espace de vente en mini-cabinet médical, dont la cabine de téléconsultation n’est que le dernier avatar. Enfin, sous l’aspect économique, l’officine ne dépend plus exclusivement de la vente de médicaments à proprement parler. Si elle reste le cœur de métier de l’officinal, la dispensation s’ouvre sur d’autres tâches et assure ainsi d’autres sources de rémunération.
Disparition de la vignette
Quatre décennies auront suffi à imposer le tiers-payant, le tiers-payant contre génériques (2012), mais aussi à décoller les vignettes des boîtes de médicaments (2014). Des boîtes désormais décommissionnées au gré de la sérialisation. Mais l’informatisation de l’officine ne s’arrête pas à ce coup de douchette. Avant lui, le logiciel métier a permis la lecture de la carte Vitale, créée en 1997, la consultation du DP (2007), la mise en relation avec les organismes payeurs, mais aussi la gestion du stock et des commandes…
Dans ce dernier domaine, les groupements de pharmacies, dont les achats ont été la vocation première, ont connu une montée en puissance dans le réseau officinal. En 40 ans, ils se sont rendus incontournables dans l’accompagnement du titulaire, diversifiant leur soutien aux missions conventionnées, à l’installation et à la transmission et qu’au développement commercial.
Au gré des expérimentations
Au fil des innovations, bien des tâches répétitives ont ainsi été épargnées au pharmacien, premier professionnel de santé à s’informatiser. Mais alors que l’ordonnance numérique se profile et, avec elle, des promesses de sécurité et de simplification, jamais les pharmaciens n’auront autant croulé sous le poids de l’administration. Vérifications des droits des patients et bugs dans la télétransmission viennent alourdir un quotidien marqué par des pénuries de médicaments qui touchent depuis trois ans, des sommets jamais atteints. Sans compter les nouvelles contraintes imposées par l’assurance-maladie, notamment sur les prescriptions sécurisées de certains produits objets de mésusage ou de fraude, qui alourdissent la dispensation. Et au-delà, les finances de l’officine, car la crainte d’un indu plane au-dessus du comptoir. Alors oui, les robots dont est équipé désormais plus d’un tiers des officines allègent sans aucun doute la fatigue physique mais le poids administratif continue d’entraver la marche de l’entreprise officinale. À tel point que régulièrement les représentants syndicaux appellent à « un choc de simplification ».
La marge dégressive lissée a succédé à une érosion continue de la marge fixe de 33,4 % en 1983 à 30,4 % en 1988
Car ce facteur chronophage pèse sur la pharmacie d’officine, devenue une véritable entreprise à l’équilibre financier complexifié par une politique du médicament de plus en plus austère. Au cours de ces quarante années, le titulaire a dû s’adapter à ces aléas, dont le premier fut le tsunami, provoqué à l’aube des années quatre-vingt-dix, par l’avènement de la « marge dégressive lissée » (MDL). Destiné à gommer l'effet structurel de la croissance des volumes et des prix sur la marge des pharmaciens, ce dispositif selon lequel plus le prix du produit est élevé, plus le taux de marge est faible, a succédé à une érosion continue de la marge fixe de 33,4 % en 1983 à 30,4 % en 1988. Aujourd’hui, alors que les médicaments chers (plus de 1930 euros) constituent 12 % du chiffre d’affaires moyen*, la MDL continue de jouer son rôle de régulateur, capant ainsi à 96 euros la marge sur ces médicaments. Dans ce contexte, l’association prix et volumes reste la clé de la santé économique de l’officine, en même temps que son épée de Damoclès.
La reconnaissance par l’honoraire
Pour s’en affranchir quelque peu, la profession s’est ménagé une troisième voie, ouvrant progressivement la porte à un mode de rémunération jusqu’alors inconnu dans la profession : l’honoraire. Les pharmaciens choisissent alors de capitaliser sur leurs compétences de professionnel de santé jusqu’alors peu exploitées. Une reconnaissance actée pour la première fois par la loi HPST (2009) sous l’impulsion de Roselyne Bachelot, ministre de la Santé et pharmacienne. S’en suit alors une succession d’expérimentations article 51, entrées depuis, pour certaines d’entre elles, dans le droit commun. À tel point qu’on oublie aujourd’hui que la vaccination contre la grippe (2019) ou encore la distribution des kits de dépistage du cancer colorectal ont, un jour, fait l’objet d’une expérimentation par une poignée de pharmaciens, sur un territoire défini. Avec tous les flots de controverses que ce genre d’innovations charrie. De même, les TROD angine et cystite entrés en 2024 dans le droit commun après une phase d’expérimentation au sein de certaines URPS et du dispositif OSyS (Orientation dans le système de soins). La profession, dont une partie redoutait autrefois de « toucher » le patient, revendique aujourd’hui de couvrir la totalité du calendrier vaccinal, et réclame jusqu’à la vaccination du voyageur.
Menace sur la pharmacie physique
Il faut dire que le Covid est passé par là. À travers la gestion de la crise sanitaire, les pharmaciens ont été propulsés acteurs de santé essentiels : distribution de masques, fabrication de gel hydroalcoolique, tests de dépistage antigénique et finalement vaccination… Avec les vaccins et plus récemment avec TROD angine et cystites (juillet 2024) permettant la délivrance d’antibiotique sans passer par la case médecin, l’officinal a opéré un virage à 360 ° : à son rôle de dispensateur, il associe celui de prescripteur. La transformation du métier est en route et rien ne pourra plus cantonner le pharmacien à son comptoir. Celui-ci qui a délaissé son préparatoire depuis deux à trois décennies exerce désormais comme professionnel de santé dans l’espace de confidentialité où s’effectuent vaccination, dépistages, entretiens pharmaceutiques, bilan partagé de médication et autres échanges avec le patient. L’engagement du pharmacien franchit les murs de l’officine pour devenir un maillon essentiel de l’interprofessionalité. L’officinal s’intègre aux Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), aux MSP ou autres équipes de soins primaires. Les Unions régionales des professionnels de santé (URPS) sont également des vecteurs de coopérations interprofessionnelles.
Prescrire demain le sevrage tabagique ?
Emblématique de cette implication du pharmacien dans le parcours de soins, OSyS voit le jour en 2021 et va marquer un nouveau tournant dans l’engagement des pharmaciens dans la prise en charge des soins non programmés. Son succès est tel que le dispositif OSyS est dupliqué – toujours dans le cadre d’une expérimentation - dans trois autres régions, depuis 2024. Aujourd’hui, citée par le Premier ministre, le législateur, cette solution avancée pour « améliorer l’accès aux soins dans les territoires », pourrait faire l’objet d’une annonce politique d’ici à l’été.
Insatiables, les titulaires – ou tout au moins leurs représentants - veulent aller encore plus loin : obtenir le droit de prescrire le sevrage tabagique, d’effectuer des TROD pour le VIH et les IST, ou encore de vacciner les voyageurs. Les preuves de leurs compétences et de leur capacité d’adaptation ne sont plus à faire. Ainsi, aujourd’hui, ce n’est plus le rôle incontournable du pharmacien dans le système de santé qui est à légitimer mais bien la place de la pharmacie, elle-même, dans le paysage hexagonal.
Territoires fragiles
Car celle qui repousse régulièrement les assauts du législateur contre ses piliers – notamment le monopole pharmaceutique —, doit désormais lutter contre la dislocation de son maillage. Exacerbé par la désertification médicale, par les difficultés financières, par le casse-tête des recrutements et une désaffectation des jeunes pour les études de pharmacie, un phénomène de repli du réseau s’observe depuis cinq ans à raison de la disparition de 200 officines chaque année. Alors que la désertification pharmaceutique menace désormais dans certains territoires, et avec elle, l’accès aux soins de populations d’ores et déjà démunies de médecins, les pouvoirs publics se sont saisis de l’avenir du maillage. La notion de territoires fragiles, désormais appliquée au réseau officinal, est maniée non seulement par les instances locales mais aussi en haut lieu, par le législateur et les autorités de tutelle. L’avenant 1 à la convention pharmaceutique de juin 2024 prévoit une aide de 20 000 euros aux officines implantées dans ces zones. Et si ni les critères d’attribution, ni ceux retenus pour l’identification de ces pharmacies ne font l’unanimité au sein de la profession, cette mobilisation inédite dans l’histoire est déjà un signal positif en soi. Comme une preuve d’attachement intangible. La pharmacie d’officine a encore quelques belles décennies devant elle.
*Fiducial 2024
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