Un entretien avec le sociologue Jocelyn Raude

« La vaccination est la première victime de son succès »

Par
Publié le 28/04/2014

Entre autres grands sujets de société, le sociologue Jocelyn Raude* a posé son regard sur les déterminants psychologiques et sociologiques de l’acceptabilité vaccinale. Répondant aux questions du « Quotidien », il explique comment l’histoire de la vaccination dans le monde, de ses origines tumultueuses, jusqu’aux controverses modernes, a été successivement marquée par la peur, la confiance et aujourd’hui une certaine défiance.

LE QUOTIDIEN DU PHARMACIEN.- Pouvez-vous nous rappeler les quelques faits marquants qui ont jalonné la courte histoire de la vaccination dans le monde ?

JOCELYN RAUDE.- Le premier fait à souligner, c’est que les mouvements antivaccinaux et les controverses sur les vaccinations sont aussi anciens que les vaccins eux-mêmes. Que ce soit d’ailleurs dans les pays développés ou en voie de l’être, comme en Inde, par exemple, où l’on a pratiqué la vaccination depuis le début du XXe siècle. On assiste donc, dès la fin du XIXe siècle, comme en Grande-Bretagne, à la naissance de mouvements et de ligues antivaccinales qui sont d’ailleurs souvent issues de l’aristocratie et des classes aisées. On retrouve ainsi des caricatures d’époques où on voit des gens vaccinés en train de se transformer en vache (N.D.L.R., le mot vaccin vient de la vaccine bovine qui servait à immuniser les gens). Quelques épisodes historiques célèbres, tel la revolta de vaccina en 1904 au Brésil, ont marqué les débuts de la vaccination. Oswaldo Cruz, un disciple de Pasteur, avait lancé à Rio de Janeiro une campagne de vaccination contre la variole. Très vite, des rumeurs circulent dans la ville où il se dit que les femmes sont déshabillées par les militaires pour être vaccinées. De véritables émeutes urbaines éclatent alors mobilisant l’intervention de l’armée.

Est-ce une certaine forme d’obscurantisme scientifique qui est alors à l’œuvre ?

Ce n’est pas vraiment ça. Car cela laisserait à penser que les choses étaient différentes ailleurs et autrefois, alors qu’on observe au contraire que les mécanismes de défiance d’aujourd’hui sont très comparables à ceux qui avaient déjà cours au XIXe siècle. Il s’agit toujours de croyances développées autour de la vaccination qui sont véhiculées plutôt par les classes supérieures, voire même par certains scientifiques eux-mêmes.

Comment dans ces conditions a-t-on pu observer la montée en puissance du réflexe vaccinal ?

Ce qui a en quelque sorte sauvé la vaccination, c’est que rapidement, les gens en constatent les effets. La mortalité précoce au XXe siècle va progressivement diminuer par l’effet combiné de l’hygiène et de la vaccination. Ce qui, entre 1900 et 1930, va provoquer la quasi-éradication des grandes maladies infectieuses. Plus tard, et à l’inverse, le réflexe vaccinal va petit à petit s’éteindre du fait même des succès de la vaccination. Jusque dans les années cinquante ou 70, on a encore la mémoire des maladies infectieuses, mais peu à peu, ce souvenir s’éteint et affecte le crédit évident de la vaccination.

Quels sont les événements récents qui ont affecté le comportement des Français vis-à-vis de la vaccination ?

Il ne faut pas raisonner en terme de cause unique. C’est un ensemble de facteurs qui permet d’expliquer ce désamour relatif pour la vaccination. Un phénomène qui a débuté en 1999-2000 avec l’épisode de la vaccination contre l’hépatite B. Mais la vraie grande controverse sur la vaccination est intervenue en 2009 autour du vaccin contre la grippe H1N1. On observe alors la combinaison de plusieurs phénomènes : une défiance croissante à l’égard des pouvoirs publics, les effets de la crise économique et une politique de santé publique contestée en raison de sa disproportion par rapport à la réalité de la maladie… Immédiatement après la campagne de vaccination une controverse émerge dans les grandes revues scientifiques qui évoquent des conflits d’intérêt entre les experts et l’industrie pharmaceutique. Une campagne qui sera très bien relayée par la presse grand public. Tout cela aura une résonance assez forte dans la population générale, d’autant que cela arrive juste après une série de scandales sanitaires. C’est à ce moment que l’on observe, dans nos enquêtes, un véritable basculement dans l’attitude des Français vis-à-vis de la vaccination. Alors que près de 90 % des Français accordaient jusque-là leur confiance à la vaccination, ils ne sont plus que 60 % à le faire en 2010. Heureusement ce sentiment ne se traduit pas exactement en terme de comportement de soin, car la décision de vaccination est un jeu à trois entre le médecin, le patient et la maladie. Or les généralistes restent très favorables (N.D.L.R., 97 %) à la vaccination et sont peu perméables aux controverses. Quoi qu’il en soit, nos études montrent que les effets des controverses mettent en général 4 ou 5 ans à se dissiper dans la population générale.

Quels sont les principaux déterminants psychologiques et sociologiques de l’acceptabilité vaccinale ?

Il y a deux grands mécanismes lorsqu’on examine les processus motivationnels de la vaccination. Le premier est contenu dans la perception de la menace. La motivation à agir est très liée à la manière dont on se représente le danger constitué par telle ou telle maladie. Or, comme je vous le disais, on ne voit plus tellement les maladies infectieuses dans notre entourage proche. Ce qui donne à penser que ces maladies ne sont plus une menace parce qu’on en voit plus les effets. Ainsi, le premier mécanisme motivationnel est un peu enrayé du fait que la vaccination est victime de son succès. Le second moteur est la confiance que l’on a dans les autorités de santé publique et dans le corps médical en général. Or on a observé à la suite des scandales sanitaires une véritable rupture de confiance. La figure quasi messianique du scientifique a perdu de sa superbe.

Le développement de l’information santé sur internet a-t-il joué un rôle dans la perte de confiance des Français à l’égard de la vaccination ?

Une grande majorité des gens se méfient des informations véhiculées sur internet. En revanche, il est vrai que les 15-30 ans, gros consommateurs de web et de high-tech, ont un regard beaucoup moins critique sur ce type d’information. Cette minorité est ainsi beaucoup plus sensible aux rumeurs et aux controverses qui ont cours sur le Net. Les mécanismes de défiance se retrouvent alors amplifiés par l’énorme caisse de résonance que constituent l’usage d’internet et des réseaux sociaux.

* Jocelyn Raude est Ph.D., maître de conférences à l’École des Hautes Études en Santé Publique de Rennes, et professeur invité à l’École de Santé Publique de l’Université de Montréal
PROPOS RECUEILLIS PAR DIDIER DOUKHAN

Source : Le Quotidien du Pharmacien: 3089