Des charges à la limite du supportable

Frais de personnel en hausse, marges en berne : les pharmaciens vont-ils devoir licencier ?

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Publié le 09/10/2025

Le réseau officinal n’est pas au bout de ses peines. Les chiffres présentés par les représentants de trois cabinets d’expertise comptable, Fiducial, Rydge (anciennement KPMG) et Conseil gestion pharmacie (CGP) indiquent que les frais de personnel augmentent plus rapidement que l’excédent brut d’exploitation (EBE), le réel indicateur de la santé des officines. Face à ce constat, deux possibilités pour les titulaires : réduire leur masse salariale ou leur rémunération.

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Les frais de personnel augmentent plus rapidement que l’EBE

Les adjoints sont-ils sur la sellette ? En 2024, les frais de personnel des officines ont augmenté d’environ 5 %, après une première hausse de 14,5 % en 2022, puis de 10 % en 2023. « Cette augmentation, sur les trois ou quatre dernières années, cela correspond au salaire d’un pharmacien adjoint qui serait présent 30 heures par semaine, résume Bastien Legrand, président du réseau Conseil gestion pharmacie (CGP). En d’autres termes, un titulaire qui souhaiterait maintenir ses frais de personnel serait contraint de se séparer d’un adjoint. » À l’origine de cette hausse de charges, plusieurs dynamiques. D’une part, un fort turn-over consécutif à la pandémie de Covid, qui s’était accompagné d’une pénurie de préparateurs. Les officines avaient ainsi été contraintes de recruter des adjoints plutôt que des préparateurs. En parallèle, le déploiement des nouvelles missions, qui implique d’embaucher du personnel qualifié et donc demandeur d’un meilleur salaire. D’autre part, les revalorisations salariales successives : celle de 1,8 % du point en novembre 2024 après + 3 % en septembre 2022 et en juillet 2023.

Alors que, selon les observateurs, les frais de personnel en valeur ont augmenté de 20 points au cours des dernières années, la situation n’est plus tenable pour beaucoup de titulaires. « Les pharmaciens sont pris entre le marteau et l’enclume », résume Bastien Legrand. Bien que le chiffre d’affaires des officines croît, l’excédent brut d’exploitation (EBE) - le réel indicateur de la santé des officines puisqu’il permet au pharmacien de rembourser ses prêts, ses investissements et de se rémunérer- recule. Les frais de personnel pèsent donc sur une marge dont la croissance en valeur tend déjà à s’infléchir. Selon les experts-comptables, leur montant atteindrait aujourd’hui 38 % de la marge. Ainsi, entre 2020 et 2024, l’activité des officines a progressé de près de 30 %, tandis que l’EBE, qui se situait en moyenne à 14,38 % du chiffre d’affaires en 2020, n’en représentait plus que de 11,86 % en 2024, soit une diminution de près de 3 points. « Dans le cas des officines, on observe donc que la poursuite de la croissance ne s’accompagne pas d’une augmentation de la rentabilité », analyse Bertrand Cadillon, responsable du département pharmacie chez Fiducial. Un « effet ciseau », qui conduit déjà des titulaires à prendre une décision douloureuse, que les premiers chiffres semblent montrer. « Nous faisons, à mon échelle dans le Nord plus de 6 000 fiches de paie par mois et, entre 2023 et 2024, le nombre de ruptures conventionnelles et de licenciements ont doublé », révèle le représentant de CGP.

Un mouvement qu’une éventuelle baisse des remises génériques risquerait d’aggraver. En effet, la perte engendrée par une baisse du plafond des remises, telle qu’elle était envisagée avant le 24 septembre, est évaluée à un tiers de l’EBE, soit un montant équivalent à un salaire de préparateur, voire d’adjoint. De quoi précariser un peu plus le réseau. Avec cette dynamique, « il devient très difficile de maintenir des horaires d’ouverture étendus, de proposer les nouvelles missions tout en imaginant se séparer d’un adjoint pour rentrer dans ses frais », résume le président de CGP. D’autant que se séparer d’un adjoint pèserait lourd sur la charge de travail des équipes et la présence du titulaire, au risque de conduire à de l’épuisement professionnel et, à terme, à une offre de soins dégradée.

Des perspectives limitées

Autre poste d’ajustement, la rémunération du titulaire. Seulement, tous les titulaires n’ont pas ici les mêmes possibilités d’économies. « Dans nos statistiques, nous évaluons la rémunération moyenne du pharmacien à 60 000 euros nets par an, mais ce chiffre vaut pour les officines de notre échantillon. Les officines que nous évaluons chez CGP ont un chiffre d’affaires qui se situe en moyenne à 2,5 millions d’euros, c’est-à-dire au-dessus de la moyenne du réseau, explique l’expert-comptable. Si l’on prend les officines réalisant moins d’un million de chiffre d’affaires, la rémunération du titulaire se place entre 18 000 et 20 000 euros, soit 1 500 à 1 700 euros net mensuels. » À ce niveau, la moindre hausse de charges devient insupportable et la question de l’endettement de la société survient alors. Une pharmacie qui n’est pas endettée pourra faire face à ces fluctuations, éventuellement en ajustant la rémunération du titulaire, mais une entreprise tenue par un emprunt n’aura pas cette marge de manœuvre et sera nécessairement conduite à réduire ses frais. Un arbitrage cornélien d’autant plus insolvable « qu’il est aussi difficile de réduire un niveau de vie bien installé, lorsque l’on a aussi un prêt pour son logement ou des enfants à charge », souligne Emmanuel Leroy, responsable national du réseau Professions de santé chez Rydge (anciennement KPMG).

Le nombre de ruptures conventionnelles et de licenciements a doublé
 

Bastien Legrand

Par conséquent, quelles solutions pour éviter le pire ? D’abord, les experts-comptables proposent également d’optimiser les coûts. Sur la question du matériel informatique, « les prestataires informatiques ont tendance à vouloir vendre des machines de guerre pour scanner de simples ordonnances, ironise Emmanuel Leroy. Ensuite, les achats de marchandises peuvent être négociés. » Un intérêt à être affilié à un groupement, donc, bien que les experts-comptables n’identifient pas d’acteur se démarquerait des autres. « L’affiliation à un groupement apporte une identité, une enseigne qui, on le sait, est importante et mène à la fidélisation du client, développe Bertrand Cadillon. Garder son client et le fidéliser a un impact, on observe via les groupements que la fidélité sur la parapharmacie apporte donc un avantage. » Par ailleurs, « les pharmaciens avaient pris un peu de retard dans l’augmentation des prix de la parapharmacie et de médicaments en vente libre, il y a donc un retard de croissance, tout de même restreint, à ce niveau-là », ajoute Emmanuel Leroy. De surcroît, si les collaborations commerciales sur le médicament sont proscrites, elles ne le sont pas sur les produits cosmétiques. Un levier de croissance à ne pas négliger.

Ces marges de manœuvre restreintes conduisent les acteurs du domaine à imaginer un nouveau modèle pour le réseau et, surtout, à trouver les leviers pour accélérer la transformation de la rémunération, non plus conditionnée à un volume de vente, mais à la perception d’honoraires. Amorcé il y a 10 ans déjà, en 2015, « ce transfert s’est correctement opéré, mais est-il suffisant pour pérenniser le modèle ? », interroge Bastien Legrand.

Arthur-Apollinaire Daum

Source : Le Quotidien du Pharmacien