On le sait, le secteur officinal se distingue par son extrême fragmentation, avec un peu moins de 20 000 pharmacies divisées en une centaine de groupements, locaux, régionaux, nationaux, voire internationaux, qui comptent entre 10 et 1 800 adhérents. Historiquement, ce morcellement résulte d'un cadre légal qui, en vue de préserver l’indépendance des pharmaciens, limite le nombre d’officines qu’un même acteur peut posséder et encadre leur implantation géographique pour garantir un accès équitable aux soins sur l’ensemble du territoire.
Face à cette réglementation, les groupements de pharmacies se sont développés comme moyen de mutualiser les ressources et les services, mais aussi de renforcer leur poids dans les négociations avec les laboratoires pharmaceutiques, tout en permettant un meilleur partage de la valeur.
Un paysage en mutation
Pour Michel Dailly, directeur général d’Objectif Pharma, « Le secteur compte aujourd’hui trop d’acteurs au niveau des réseaux de pharmacies, et cet éparpillement est essentiellement dû aux laboratoires, qui préfèrent s’adresser directement aux pharmaciens individuels, dont les capacités de négociations sont plus faibles. Tant qu’ils ne considéreront pas les groupements comme des interlocuteurs pertinents, cette fragmentation persistera. »
Laurent Filoche, président fondateur de Pharmacorp et de l’Union des groupements de pharmaciens d'officine (UGDPO) va plus loin. Selon lui, les laboratoires sont directement responsables de cette fragmentation. « Ils souhaitent entretenir cette dispersion, parfois en offrant des avantages à de petits groupements pour freiner l’expansion des grands. Mais cette situation évolue, et il sera de plus en plus difficile pour eux de nous diviser pour mieux régner », prédit-il. Selon lui, à terme, seuls cinq à six grands groupements se partageront le marché. Ce n’est qu’une fois la taille critique de 15 à 20 % du marché atteinte que les négociations parviendront à un point d’équilibre.
Toutefois, Michel Dailly juge que les groupements portent aussi une part de responsabilité : « Ils n’ont pas toujours su démontrer leur valeur ajoutée. Pour répondre aux défis actuels, il est indispensable de renforcer les groupements, de manière à les rendre incontournables dans les négociations. Mais pour cela, les laboratoires devront accepter ce nouveau rôle et reconnaître les apports concrets de ces réseaux. » L’autre enjeu est de convaincre les adhérents eux-mêmes : « Si on leur dit de se concentrer sur leurs missions et de nous laisser les négociations sans parvenir à faire pencher ces dernières à leur avantage, eux aussi préféreront traiter individuellement avec les laboratoires ! » Obligation de résultat donc !
Une concentration à deux vitesses ?
Si cette concentration croissante des groupements de pharmacies a permis de redéfinir progressivement l'équilibre des négociations avec les laboratoires pharmaceutiques, cette évolution suscite des réactions contrastées au sein du secteur, et pourrait ne pas être sans conséquences, comme le souligne Christina Tzikas, présidente de Pharmavie : « Si la concentration peut renforcer le pouvoir de négociation des groupements face aux laboratoires, cette polarisation accrue du secteur aura des répercussions sur les pharmacies elles-mêmes. » Un constat d’autant plus crucial que, rappelle-t-elle « jusqu'à 30 % de l'EBE (excédent brut d'exploitation) d'une pharmacie dépend de son partenariat avec les génériqueurs et les grossistes ».
Ainsi, le secteur officinal, déjà marqué par d'importantes inégalités territoriales, pourrait voir ces écarts se creuser davantage. Si les pharmacies membres des grands groupements pourront bénéficier de conditions commerciales plus avantageuses, les autres risqueront de voir leur rentabilité se dégrader progressivement. Cette situation pourrait créer un système à deux vitesses, où la taille du groupement d'appartenance deviendrait le facteur déterminant de la santé économique des officines.
Quand l’agilité prime sur la puissance
Mais pour Gaëlle Madoux, directrice générale du réseau Santalis, la question ne se résume pas uniquement à une logique de rapport de force. Si le volume d'affaires accru confère effectivement un poids plus important dans les négociations, c'est avant tout le degré de fédération des pharmaciens au sein de chaque groupement qui s'avère déterminant. C’est en s’appuyant sur ce point que les groupements plus petits parviennent à obtenir des conditions d’achats pour leurs adhérents comparables à des groupements plus puissants, sur le papier.
« Lors des négociations, les laboratoires se tournent surtout vers les groupements qui s’investissent vraiment dans leur partenariat, au-delà du simple nombre d’adhérents. Les petites structures peuvent souvent s’engager plus aisément, car elles coordonnent moins de membres, ce qui garantit l’écoulement des produits, et rend les laboratoires plus enclins à accorder des remises », explique Marie-Pierre Barrée, directrice développement d’Unipharm Normande-IDF.
Lors du congrès de Giropharm à Rennes, Olivier Urrutia, délégué général de la Fédération du commerce associé (FCA), soulignait justement l'importance cruciale de la cohésion dans le succès d'un groupement : « La capacité à fédérer ses adhérents autour d'une vision commune et à obtenir leur engagement total est ce qui a transformé Leclerc en une véritable machine de guerre. » Une réalité qui s'impose aujourd'hui aux groupements pharmaceutiques, même si leur modèle diffère fondamentalement des logiques purement commerciales de la grande distribution.
Quelle stratégie pour les laboratoires ?
Cette agilité des petites structures constitue un atout majeur dans un marché en constante évolution. La rapidité d'adaptation aux nouvelles tendances de consommation, la capacité à mettre en place des actions commerciales ciblées ou encore la proximité avec le terrain sont autant d'éléments qui peuvent compenser un moindre poids dans les négociations.
Face à ce nouveau paysage officinal, comment les laboratoires s’adaptent ? Hélas, aucun de ceux contactés par « Le Quotidien » n’a souhaité s’exprimer en profondeur sur le sujet. « Nous n’avons pas encore de message unifié, et nous réfléchissons encore à notre position. Le phénomène de concentration des groupements n’est pas récent, mais s’est grandement accéléré, et nous ne voulons pas communiquer de manière qui risquerait d'être mal interprétée par la profession », explique un d’eux. Tous, toutefois, confient surveiller les évolutions du secteur de très près…
Les moteurs de la concentration
Un contexte économique qui incite aux économies d’échelle
Pression sur les marges
Impact de l'inflation sur les coûts d'exploitation
Mutualisation des ressources et des coûts
L’impératif concurrentiel
Réduction du réseau officinal
Besoin d'élargir l'offre de services (nouvelles missions)
Renforcement du pouvoir de négociation face aux laboratoires (voir ci-dessus)
Nécessité de digitaliser et moderniser les officines
Création de synergies opérationnelles
Article précédent
Concentration des groupements : le mouvement s'accélère
Article suivant
Les modèles coopératifs sont-ils l’avenir de la profession ?
Concentration des groupements : le mouvement s'accélère
Vers un nouveau rapport de force avec les laboratoires ?
Les modèles coopératifs sont-ils l’avenir de la profession ?
Que craindre de la financiarisation ?
Serge Gilodi : « La financiarisation est inéluctable, mais doit être relativisée »
Fusions-acquisitions : des retours d’expériences riches d’enseignements
A la Une
Sérialisation : encore trop d’erreurs évitables
Salaires
La hausse de 1,8 % du point est étendue à toutes les officines
Economie, ruptures, lourdeurs administratives…
Mal-être des pharmaciens : l’USPO lance un appel à témoignages
Lutte contre le tabagisme
Les puffs enfin interdits