Sur le plan sémantique, difficile de s’accorder sur un terme. Nouvelles missions, délégation de tâches, partage de compétences… chaque pharmacien, selon son ressenti, décidera de nommer l’ensemble des nouveaux actes qu’il est aujourd’hui autorisé à effectuer d’une manière ou d’une autre. « Je préfère que l’on parle de coopération, ou de partage d’actes et de compétences plutôt que de délégation car ce dernier terme suppose d’avoir un délégant et un délégué, soit faire un acte à la place de l’autre… explique Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF). Le partage de compétences et la coopération, cela signifie que le professionnel de santé qui va faire l'acte a la formation requise et est donc compétent pour le faire, notamment au regard du droit. Ce sont des actes qui peuvent être accomplis de façon autonome et ne nécessitent donc pas de prescriptions du médecin », définit-il. « Au terme de délégation, je préfère celui de partage de compétences, de travail en commun, sans lien de subordination, autour d’un coordinateur », ajoute Pierre-Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO).
Ce qui est certain, c’est que toutes ces missions changent en profondeur le métier, l’image mais aussi le modèle économique de la profession de pharmacien d’officine. La possibilité donnée aux officinaux de vacciner contre la grippe saisonnière, malgré l’opposition farouche des médecins, a été un acte fondateur, aujourd’hui connue de tous les patients, pratiquée par la quasi-totalité des pharmaciens et qui n’est plus contestée par personne. La crise du Covid-19 a ensuite servi d’accélérateur. Face à l’urgence de la situation, les officinaux ont été rapidement autorisés à vacciner et à tester. Depuis déjà plusieurs années, un autre fléau, plus insidieux, oblige les décideurs à prendre des mesures : la désertification médicale et les difficultés d’accès aux soins, ont convaincu les pouvoirs publics de s’appuyer, encore un peu plus, sur la pharmacie d’officine et la densité de son maillage, sans commune mesure au niveau des professions de santé. « Quand on montre qu’on sait faire du vélo, on est identifié ensuite comme des gens qui savent faire du vélo », résume de manière imagée Philippe Besset, pour expliquer pourquoi les autorités de santé continuent à vouloir donner aux pharmaciens des compétences qui sont traditionnellement celles d’autres professionnels.
Un rôle majeur en matière de prévention
Les officinaux ont donc prouvé par l’exemple qu’ils savaient répondre présent lorsque l’on faisait appel à eux et qu’ils pouvaient faire preuve d’une grande capacité d’adaptation. « Depuis l’époque des druides, la pharmacie française, elle a quand même beaucoup évolué, rappelle Philippe Besset en souriant. Il y a une constante néanmoins, c'est qu'elle est en proximité avec les patients, elle est une porte ouverte sur la ville, elle s'adapte aux besoins en permanence et ces besoins évoluent. Au XIXe siècle, on avait besoin d'un pharmacien qui fabriquait les médicaments, puis on a inventé l’industrie pharmaceutique. On a dégagé du temps pour faire autre chose. En quelques dizaines d'années, on s’est rendu compte que l’on était devenu un métier de distribution et on s’est dit, mince, ce n’est pas notre rôle. » Un constat qui a donc amené à une réflexion puis à des évolutions. Désormais, le pharmacien doit axer sa démarche sur une priorité selon Philippe Besset : la prévention primaire. « Elle doit être prise en main par le pharmacien, confirme le président de la FSPF. Pourquoi ? Parce que nous voyons des gens qui ne sont pas malades, contrairement aux médecins généralistes par exemple qui, eux, sont les champions de la prévention secondaire. Nous l’avons vu pendant la crise du Covid avec la distribution des protections, nous le voyons avec la vaccination ou encore avec le dépistage sur population large comme nous le faisons pour le cancer colorectal », argumente-t-il.
Des missions, toutes en lien avec le médicament
Le pharmacien a donc tous les atouts en main pour devenir le champion de la prévention primaire, objectif que l’on sait de très grande importance pour le gouvernement actuel qui tente tant bien que mal de diminuer les dépenses de santé par ce biais. Il faut toutefois que l’officinal apporte son concours dans des secteurs où il est réellement expert et donc en premier lieu sur son domaine de prédilection, le médicament. « La vaccination, la prise en charge des cystites et des angines, le bilan de médication partagée… toutes ces nouvelles missions ont un lien avec le médicament, fait d’ailleurs remarquer le président de la FSPF. Je suis très fier de notre acte, je ne souhaite pas utiliser le mot de prescription mais je parle de dispensation protocolisée. Notre acte à nous c'est dispenser le médicament, insiste-t-il. Le Code de la santé publique est d’ailleurs très précis sur un point, le pharmacien a un devoir particulier de conseil lorsqu’il n'y a pas de prescription. Nous avons donc plus de responsabilités quand le médecin n'a pas prescrit et que le patient nous demande directement un médicament. »
Une réglementation et une philosophie qui devrait inciter les autorités compétentes à s’appuyer encore davantage sur le pharmacien-expert du médicament, estime Philippe Besset, qui cite ainsi une étude de NèreS, (association qui représente les industries pharmaceutiques produisant des médicaments vendus sans ordonnance). « Dans les autres pays européens, nous avons trouvé une centaine de médicaments qui sont délistés, alors qu’ils ne le sont pas en France, et donc qui figurent à l'arsenal thérapeutique des pharmaciens. Je pense notamment aux triptans. C'est vraiment le parcours patient qui compte pour nous. Tous ces nouveaux actes en fait ils ne sont pas nouveaux, c'est de la dispensation du médicament tout simplement et oui cela doit être rémunéré correctement », soutient-il par ailleurs. Le président de la FSPF juge nécessaire d’aller encore plus loin car c’est ce qu’attendent l’État et les patients. « La nation investit dans la formation de docteur en pharmacie assez massivement. Elle investit pour une formation qui est à la fois scientifique et médicale mais pas du tout économique donc il serait dommage de sous-utiliser ces professionnels qui ont la possibilité de faire pas mal de choses, plaide-t-il. Depuis que je suis pharmacien, je milite pour que cette formation de 6 ans que l’on suit à l’université serve dans la vraie vie et que l’on ne fasse pas uniquement du commerce, sinon il faut changer nos études », tient-il à souligner.
Pas assez rentables mais tout de même incontournables
Cependant, l’officine connaît à son tour des difficultés comparables à celles qu’éprouvent les médecins généralistes. Les difficultés de recrutement, en particulier dans les zones rurales, empêchent certains pharmaciens de s’approprier des nouvelles missions qui restent souvent « chronophages et trop formalisées », comme le déplore Pierre-Olivier Variot « Il y a du temps passé qui n’est toujours pas assez rémunéré, or nous savons que les difficultés économiques que connaissent les officines ne sont pas près de s’estomper, regrette-t-il. Pour faire de nouveaux actes, nous devons suivre une formation qui va coûter un certain prix, alors quand on va par exemple prescrire des vaccins pour gagner 2,10 euros et bien certains de mes confrères me disent qu’ils ne vont pas prendre cette responsabilité, pas pour aussi peu », raconte le président de syndicat.
Pour moi, si l’on prend acte par acte, oui, on peut dire qu’il y a une rentabilité
Philippe Besset, président de la FSPF
C’est un fait, la rentabilité de ces nouveaux actes n’est pas toujours (voire pas souvent) au rendez-vous. La question de l’impact économique de ces nouveaux services est d’ailleurs complexe, car elle repose sur différents facteurs. Difficile en effet de déterminer quantitativement les bénéfices indirects apportés par ces services : fidélisation voire captation de la patientèle, augmentation du flux, valeur symbolique pour l’image du métier… Les experts-comptables et les officinaux, encore davantage, ont d’ailleurs bien du mal à trancher sur la problématique de la rentabilité de ces nouvelles missions. Preuve en est, 70 % des pharmaciens reconnaissent ne pas être en mesure d’évaluer parfaitement la part des honoraires associés à ces actes dans leur rémunération, selon un sondage CallMediCall*. « En moyenne, un acte rapporte 11 euros, commence par expliquer Philippe Besset. Si l’on prend un exemple, la prise en charge de l’angine et de la cystite, si ça va jusqu'au bout, c’est-à-dire jusqu'à la dispensation protocolisée d’antibiotiques, ça va rapporter 21 euros à la pharmacie donc il n’y a pas de doute, même s’il faut prendre en compte le fait que c'est un peu plus long qu'une dispensation classique. Il y a un questionnaire à faire remplir, il y a un TROD à réaliser, puis il y a la délivrance… mais, pour résumer, c'est 21 euros contre 11 euros pour un acte en moyenne. Il y a un temps passé qui est supérieur mais pour moi, si l’on prend acte par acte, oui, on peut dire qu’il y a une rentabilité », développe Philippe Besset.
Au-delà d’une meilleure valorisation financière, Pierre-Olivier Variot rappelle qu’il est aussi impératif d’avoir le temps suffisant pour pouvoir assurer ces missions. Il faut donc « redégager du temps pharmacien, préconise le président de l’USPO. Écarter les actions qui n’ont pas à être faites par les officinaux. Je pense aux achats, pour lesquels on peut s’appuyer sur les groupements, ne perdons plus de temps à recevoir les laboratoires et trouvons des solutions pour simplifier la prise en charge du tiers payant. Si on le fait, cela nous libère du temps pour faire toutes ces nouvelles missions », conseille-t-il.
C'est le travail en groupe qui est important. Je travaille en communauté autour du patient. Il est également capital que ce dernier puisse choisir par quel professionnel il va être suivi
Pierre-Olivier Variot, président de l’USPO
Partir des demandes et des besoins des patients
Alors est-ce suffisant pour considérer qu’il faut s’investir dès maintenant dans ces nouvelles missions ? « Oui, répond sans hésiter Pierre-Olivier Variot. Ces nouvelles missions sont importantes et je pense que nous devons nous en emparer. On s'est trompé, il faut quand même le dire, en mettant en place des choses trop formelles, trop académiques. On peut citer l’exemple du bilan partagé de médication ou celui des entretiens AVK, qui sont très rébarbatifs. Néanmoins, quand on en a fait un certain nombre, on arrive à prendre de la hauteur et à se rendre compte que ce qui est important ce n’est pas uniquement l'analyse pharmacologique mais c’est surtout le fait d'écouter le patient. Comprendre comment le patient vit avec son traitement, pourquoi il n’est pas observant… », détaille-t-il avant d’insister sur l’importance du travail accompli en collaboration avec les autres professionnels. « Parfois, le médecin ne peut pas faire un entretien AVK et me demande de le faire. C'est ce travail en groupe qui est important. Je travaille en communauté autour du patient. Il est également capital que ce dernier puisse choisir par quel professionnel il va être suivi ». Selon Pierre-Olivier Variot, tout part du patient et si ce dernier exprime une demande, un besoin, de prise en charge auprès d’un pharmacien alors ce dernier se doit d’y répondre. « Je pense que le facteur déclenchant c'est le patient. Comme je le disais, certains pharmaciens n’étaient pas motivés par la vaccination mais quand on a des patients qui viennent nous demander une fois, deux fois, trois fois… Alors le pharmacien se dit qu’il doit se former et leur proposer. » Une autre question reste toutefois entière : comment développer toutes ces nouvelles missions sans pour autant altérer la qualité de la coopération avec les autres professions de santé, qui estiment parfois que tout cela va un peu trop loin ?
Ne pas rompre l’équilibre avec les autres professions de santé
Pour Philippe Besset, les conséquences de cette transformation du métier sur les relations avec les autres professionnels de santé doivent bien sûr être prises en compte. Or, aujourd’hui, le partage de l’information peut, notamment, être amélioré selon lui. « Le médecin traitant, en particulier, doit avoir une vision globale sur ce qu'ont fait les autres professionnels or, cela, c’est quelque chose que l’on n’a pas encore complètement craqué parce que cela n'est pas fait de façon simple, analyse-t-il. Soit on envoie les informations via une messagerie sécurisée de santé, on prend alors le risque d'être intrusif auprès du médecin, certains sont ravis de recevoir nos comptes rendus mais d’autres le sont moins. On nous explique que la meilleure méthode c'est de mettre l’information dans un dossier médical partagé mais dans ce cas il faut que cela soit simple à utiliser pour le médecin qui va s’en servir après. » Cependant, comme le rappelle Philippe Besset, nous ne sommes encore « qu’au début de l’histoire » et ces systèmes de communication entre professionnels de santé ont donc vocation à s’améliorer pour devenir plus fluides, plus simples et plus efficaces. « Je pense que la meilleure coopération c’est celle qui se fait quand le médecin ou l’infirmier passe à la pharmacie et que l’on discute autour d’un café », ajoute Pierre-Olivier Variot, insistant sur l’importance de tisser des liens avec ceux qui, autour de soi, exercent une autre profession de santé.
Les pouvoirs publics invités à communiquer davantage et à adapter les études
Pour Pierre-Olivier Variot, il faut également que les pouvoirs publics fassent un plus gros travail de promotion de ces nouveaux services pour qu’ils soient mieux connus par la population. Quelques jours après sa nomination, la nouvelle ministre de la Santé, Geneviève Darrieussecq, a elle-même admis que l’existence des bilans de prévention aux âges clés de la vie n’avait, par exemple, pas été assez relayée. « L’arrivée de ces actes en pharmacie est une révolution mais elle doit maintenant être portée par l'assurance-maladie, les pouvoirs publics doivent en faire la publicité. » Il faudra aussi former au mieux les générations futures et c’est justement tout l’enjeu que souhaite porter la réforme du 3e cycle des études de pharmacie, qui entend offrir aux étudiants un cursus plus adapté à la réalité actuelle du métier tout en incitant les futurs officinaux à effectuer des stages dans des territoires en difficulté en leur octroyant des indemnités, notamment pour le transport. Malheureusement, ce dossier fait du surplace depuis 2017. Sur ce sujet, syndicats et associations d’étudiants comptent bien relancer les débats cette année.
*Réalisé pour « Le Quotidien du pharmacien » auprès de 1 026 officines entre le 14 juin et le 1er septembre 2024
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