Le Quotidien du pharmacien. – Doctolib est devenu presque incontournable dans le monde de la santé et il a notamment transformé la pharmacie en un lieu de rendez-vous. Quelle est la genèse de cette entreprise et de son concept ?
Steve Abou Rjeily. – Il s’agit d’une histoire très personnelle. Issu d’une famille d’entrepreneurs de père en fils, je me suis lancé très tôt dans cette voie et j’ai cofondé ma première entreprise à seulement 14 ans, dans le secteur du textile. Quelques années plus tard, j’ai eu l’opportunité de réaliser des échanges universitaires en Corée du Sud. J’y suis tombé malade, et j’étais peu optimiste quant à mes chances de trouver un médecin parlant français pour me soigner. Mais j’ai pu compter sur l’aide de mon colocataire coréen qui, en à peine 5 minutes, grâce au dispositif de mise en relation patient-praticien utilisé dans le pays, a pu trouver un médecin parlant français dans le quartier. Nous n’étions qu’en 2013 ! Mon attention s'est ensuite portée sur les pratiques en vigueur dans le reste du monde. J’y ai découvert que dans certains pays d’Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient et surtout en Amérique du Nord, il y avait déjà des services d’intermédiation entre praticiens et patients.
En Europe, certes, quelques acteurs étaient déjà présents, mais l’usage était quasiment inexistant. En rentrant en France, j’ai parlé de ce sujet tout autour de moi et j’ai été mis en relation avec Stanislas Niox-Chateau (autre cofondateur de Doctolib), qui avait lui aussi réfléchi à ce sujet. Ensemble, nous avons décidé d’aller à la rencontre des praticiens et des patients français pour connaître leurs besoins. L’objectif était d’apporter une solution similaire à ce qui se pratiquait à l’étranger mais qui serait adaptée aux pratiques de l’Hexagone. À l’époque, nous avions deux missions, qui sont toujours d’actualité : créer des outils avec un réel impact positif sur le quotidien des soignants et des patients, et fonder une société portée par des valeurs humanistes.
La relation électronique entre patients et professionnels de santé avait-elle vraiment besoin de l'intervention d'un tiers ? Que répondez-vous à ceux qui s’interrogent sur la légitimité de votre rôle dans ce domaine ?
Je suis convaincu que des tiers peuvent simplifier et accélérer certains aspects de la profession de pharmacien ou d’autres secteurs. N’oubliez pas, nous sommes du côté des professionnels de santé ! Notre objectif, c’est de leur faire gagner du temps, mais aussi d’améliorer la qualité des soins. Aujourd’hui, avec les différents systèmes que nous avons développés, comme l’agenda ou le service de messagerie entre patients et praticiens, la gestion des rendez-vous, 24 heures/24 et 7 jours sur 7, n’a jamais été aussi simple. Nous offrons ainsi aux professionnels de santé une visibilité auprès de 90 millions d’utilisateurs en Europe. En outre, nous avons participé à la création et la démocratisation de nouveaux usages, comme la téléconsultation qui a connu un vrai boom durant la pandémie de Covid-19. Pour les patients également, notre arrivée est avantageuse car nous leur donnons accès à 140 000 praticiens en Europe. Nous avons d’ailleurs été élus « marque la plus utile au quotidien des Français » en juillet dernier*, preuve de l’utilité de notre arrivée sur le marché.
En parlant d’arrivée, celle de Doctolib ne s’est pas faite de la meilleure façon qui soit, notamment en ce qui concerne l’évolution de l'abonnement des pharmaciens, où l'offre de visibilité venait s'ajouter à celle des services, créant un sentiment d'inégalité par rapport aux médecins. Ce problème a-t-il été réglé ?
Oui ! Je tiens à rappeler que notre entrée dans le monde officinal, qui s’est déroulée pendant la pandémie de Covid-19, est la seule dans notre histoire qui n’avait pas été planifiée. Toutes les autres ont été construites en partenariat avec les praticiens. En 2021, de nombreux groupements ont sollicité notre aide pour s’adapter aux tests et à la vaccination. Et, en quelques semaines, nous avons équipé plus de 3 000 officines pour accueillir les patients sur prise de rendez-vous.
Cette arrivée soudaine a naturellement posé quelques problèmes d’organisation par la suite. En effet, quand la pandémie a ralenti et que d’autres innovations sont arrivées dans le monde officinal, comme les dispositifs de téléconsultation assistée, notre outil n’était pas adapté pour référencer ces derniers sur une recherche patient-médecin généraliste. Les pharmaciens ont dû créer des agendas de médecin généraliste afin de référencer ces dispositifs et être visibles des patients, ce qui a semé la confusion, puisque les profils pharmaciens/médecins étaient mélangés. Pour y remédier, nous avons créé un agenda de téléconsultation officine. Aujourd’hui, le mode de facturation est simple : un agenda égale un abonnement. Ainsi, les pharmaciens qui souhaitent mettre en avant les actes réalisés par les membres de leur équipe, comme la vaccination ou les coopérations de soin doivent utiliser un agenda, ainsi qu’un autre pour la partie téléconsultation. Le double abonnement perdure.
On parle beaucoup de l’arrivée prochaine de l’ordonnance électronique. Sur ce sujet, quelle interopérabilité pouvez-vous nous promettre avec les LGO ?
L’ensemble des acteurs et nous-mêmes sommes prêts et favorables à son arrivée, car la traçabilité et la sécurité des ordonnances sont essentielles. Nous avons préparé une multitude de solutions, dont un logiciel médical et financier, qui génère des QR codes sur l'ensemble des ordonnances papiers ou électroniques générées par nos logiciels Doctolib. Sur cet aspect, nous sommes en conformité totale et compatibles avec l’ensemble des LGO. Nous sommes déjà présents dans ce domaine, depuis trois ans sur la partie médecine générale, un an sur la partie kinésithérapeute, et un peu plus de deux ans sur la partie hospitalière, notamment sur l’entrée des patients.
Vous avez déjà accès à la téléconsultation et aux messageries sécurisées entre patients, pharmaciens, et autres professionnels de santé. Du côté des nouvelles missions, en dehors de la vaccination et des TROD, nourrissez-vous d'autres ambitions ? On peut se demander aussi, même si ce n'est pas votre cœur de métier, si vous avez l'intention d'entrer dans le champ réservé des éditeurs de LGO ?
Nous n’avons pas l’ambition d’entrer sur le marché des LGO, mais en réalité, c’est aux pharmaciens de nous dire si nous devons le faire. Au sein de Doctolib, nous avons constitué une « équipe pharmacie », qui va à la rencontre de l’Ordre et des pharmaciens au quotidien dans le cadre d’ateliers de travail. L’objectif est de mieux connaître leurs besoins et de comprendre comment on peut les aider. Que peut-on améliorer ou arrêter ? Dernièrement, nous avons observé que beaucoup de pharmaciens évoquent l’amélioration de la qualité du travail au comptoir et l'équilibre entre vie professionnelle et personnelle. C’est sur ces deux aspects que nous comptons nous développer.
Il reste encore un travail d'éducation à accomplir auprès de l'ensemble de la population, sur comment mieux gérer nos données et nos mots de passe présents sur Internet.
Steve Abou Rjeily
Vous détenez et manipulez une masse énorme de données de santé sensibles. Les patients et les pharmaciens doivent-ils s'inquiéter d'une possible fuite, voire d'une marchandisation de ces données ?
Est-ce qu'on doit tous s'inquiéter de nos données ? Bien évidemment. En réalité, je pense qu'il reste encore un travail d'éducation à accomplir auprès de l'ensemble de la population, afin de mieux aborder la question de nos données et nos mots de passe présents sur Internet. Doctolib disrupte le marché et est à l’opposé de tout ce qui se faisait auparavant et, pour cette raison, la sécurité des données est l’une de nos priorités. Il est indispensable d’être totalement transparents sur ce sujet, puisque les abonnements des professionnels de santé sont notre seule source de revenus et sont basés sur leur confiance envers nous.
Il y a une question très sensible sur le fait qu’en France, les serveurs de nombreuses entreprises sont, certes, physiquement sur le territoire français, mais avec un cloud géré par des entreprises étrangères. Est-ce aussi le cas de Doctolib ?
Oui, et c’est précisément pour cette raison que nous menons continuellement de multiples études de certifications ainsi que des audits externes pour nous assurer de la sécurité totale de nos données. C’est notre réelle force sur le marché, car elle répond à une demande universelle. Que l’on s’adresse à un pharmacien à Limoges, à l’AP-HP, à un hôpital américain ou à un praticien allemand, beaucoup ne souhaitent même pas assister à un rendez-vous de présentation sans recevoir au préalable notre livre blanc sur la sécurité des données. Cette exigence de la part des professionnels de santé nous a fait énormément progresser, et, aujourd’hui, je peux dire que nous répondons aux plus hauts standards de sécurité d’Europe.
Quelles économies des acteurs comme Doctolib sont-ils susceptibles d’apporter aux pharmaciens ?
Malheureusement, nous ne sommes pas en mesure d’estimer l’impact financier de l’usage de Doctolib au niveau du secteur officinal. Mais nous avons quelques chiffres : sur les 650 millions d’ordonnances émises chaque année aux Français, 5 millions passent chaque mois par Doctolib, et sur ces 5 millions, 200 000 sont envoyées à une officine. En outre, 150 000 rendez-vous en pharmacie sont pris chaque mois sur Doctolib pour des actes réalisés par un membre de l’officine. Mais nous ne savons pas exactement combien cela génère en actes, en ordonnances, en argent, en temps gagné pour les pharmaciens ou en visibilité auprès des patients. Toutefois, les avantages et la rentabilité économiques sont certains, puisque 97 nouvelles pharmacies nous rejoignent chaque mois. Mais je n’ai, hélas, pas de chiffre spécifique à donner.
97 nouvelles pharmacies nous rejoignent chaque mois
Steve Abou Rjeily
Quel conseil d’entrepreneur donneriez-vous aux pharmaciens, eux aussi des chefs d’entreprise, qui leur permettrait garantir le succès ?
Une de nos missions depuis 11 ans est de créer une entreprise qui n’est pas seulement utile, mais qui est aussi un endroit où il fait bon vivre. Si je devais donner un conseil, je dirais qu’un entrepreneur, ce n’est pas forcément quelqu’un avec une entreprise ou un projet, mais quelqu’un avec une vision et qui cherche à obtenir des résultats par rapport à cette dernière. Pour nous, l’entrepreneuriat repose sur 4 piliers indispensables : avoir une vision précise, définie, concrète, pour savoir où l’on va. Être animé d’une passion pour trouver la force de se relever et de continuer même après un échec. Viser l’excellence et travailler dur pour atteindre son but. Et enfin, essayer d’apprendre trois nouvelles choses chaque jour. Quitte à rester au travail un peu plus longtemps… Pour moi, ça peut être par exemple, appeler un praticien et lui demander ce qu’on peut développer davantage au sein de Doctolib pour améliorer son travail, gagner du temps ou l’aider à peaufiner le service rendu et mieux traiter ses patients.
Pour y parvenir, nous contactons régulièrement les officines à distance. Nous avons une équipe d’une dizaine de personnes dédiée à cette tâche ainsi qu’une centaine de chargés de compte Doctolib qui se déplacent porte par porte, rue par rue, fenêtre par fenêtre pour aller à la rencontre des praticiens. Tout ceci a un coût extrêmement important. Mais nous n’avons pas regardé à la dépense, car il fallait prendre ces gens par la main. Il y a 11 ans, ils étaient isolés et peu technophiles. Ils avaient peur du changement. Nous nous sommes mis à leur disposition pour les accompagner et rendre ce changement simple. Et aujourd’hui, nous comptons bien plus de regroupements et de coopérations, notamment via les CPTS. Pourquoi ? Car les créateurs et les utilisateurs de ces services étaient satisfaits, ce qui a amélioré l’usage et donc leur développement. Nous voulons participer à cette évolution, peu importe le prix. Néanmoins, nous atteindrons la rentabilité dans 6 mois.
* Selon une enquête réalisée par Marque Préférée des Français avec OpinionWay du 2 au 15 janvier 2024.
À partir des propos recueillis par Didier Doukhan lors de la Journée de l’économie de l’officine du 18 septembre 2024.
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