« La nouvelle titulaire de la pharmacie où je travaille connaissait Al Mi avant que je ne devienne son adjoint », s’amuse Allan Mimouni, alias Al Mi. La notoriété du créateur du célèbre « vengeur pharmasqué » a devancé celle du pharmacien ! Depuis 2018, les dessins d’Al Mi connaissent un véritable succès sur les réseaux sociaux. Il faut dire qu’Al Mi sait croquer comme pas deux le quotidien des pharmaciens d’officine. « Mes dessins sont des coups de projecteur sur ce que nous vivons à l’officine, plus ou moins bien selon les personnes. L’humour que j’y instille invite à relativiser, à relâcher la pression. » Une attitude, une parole, une actualité… Au comptoir, Allan observe ; le soir, sur une feuille blanche, Al Mi dessine. À la façon des humoristes, le pharmacien a toujours un carnet dans sa blouse sur lequel il note des idées.
Leur source d’inspiration : leur métier.
Comme Allan, Gaëtan Jamard a fait de l’officine le personnage central de son « seul en scène ». Adjoint à temps plein, ce pharmacien de 44 ans a écrit « Avec ou sans ordonnance », en 2023, pour le plaisir : « J’avais en moi ce rêve de monter sur scène. En 2017, une maladie grave a bousculé ma vie. Après cette épreuve, je me suis inscrit à des cours du soir spécialisés dans le « one man show » et j’ai créé mon spectacle dans la foulée. » Au fil des représentations, l’accueil et les rires du public ont conforté Gaëtan : « au départ, je ne pensais pas faire un spectacle entier sur la pharmacie. Et puis, je me suis rendu compte que les gens aiment parce que ça leur parle ; tout le monde est entré au moins une fois dans une pharmacie. » Pour Gaëtan, l’officine est une source inépuisable d’inspiration : « Sur scène, j’entends parfois les commentaires du genre « c’est tellement ça ». Ça veut dire que je suis dans le vrai. » Tantôt pharmacien, tantôt patient, Gaëtan enchaîne pendant une heure une galerie de personnages aussi drôles qu’attachants, saupoudrés de savoureux jeux de mots : « Le public est friand des anecdotes de comptoir. Tous mes textes sont inspirés d’une situation vraie, de personnes que j’ai rencontrées à la pharmacie. »
Le pharmacien n’est jamais loin.
S’ils aiment taquiner, gratter là où ça chatouille, Allan et Gaëtan restent vigilants à ne jamais tomber dans la moquerie ou la méchanceté. « Je garde en tête que je suis pharmacien, que je dois conserver une attitude déontologique envers mes confrères, consœurs et patients », explique Allan qui, au moindre doute, demande un avis à ses proches avant de publier : « même si je fais attention à rester bienveillant, un dessin peut vite être mal interprété et faire un bad buzz. » Une prudence que partage Gaëtan : « Si une blague ne fonctionne pas, c’est qu’elle est mauvaise ou mal présentée. Il suffit de peu de chose, d’où l’importance de toujours se renouveler. En tant que pharmacien comme en tant que comédien, c’est essentiel de se remettre en question pour corriger la trajectoire. »
Exprimer ses émotions en musique.
Pour autant, pas question de s’autocensurer, au risque de perdre en authenticité. « Comme pour le dessin de presse, j’aime que mes productions offrent un niveau de lecture différent, qu’elles suscitent des réactions, des commentaires, voire une réflexion sur notre métier », explique Allan. Quand Julien Sfeir a commencé sa carrière artistique, il avait peur de décevoir, de ne pas être à la hauteur : « Avec le recul, je me rends compte qu’à vouloir entrer dans le moule, on triche avec le public. Aujourd’hui, j’assume mon répertoire de chansons, moins lisses mais qui me ressemblent. » Dans ses chansons, il exprime ses émotions, dénonce les injustices passées sous silence. En 2024, le titre « Je jette des boîtes » dans lequel le pharmacien pointe le gaspillage de médicaments l’a propulsé sur le devant de la scène : « alors que je voulais aider mon pays, le Liban où les médicaments manquent cruellement, j’étais exaspéré par tous ces MNU rapportés en pharmacie. » Malgré l’emballement médiatique autour de la chanson et du clip, Julien a su garder la tête froide, refusant d’être désigné comme le porte-parole d’une profession en colère : « la chanson est sortie quelques semaines avant la mobilisation des pharmaciens en mai 2024. De nombreuses rédactions m’ont invité pour que je commente cette actualité. Je n’ai répondu à aucune sollicitation parce que ce n’est pas mon rôle mais celui des syndicats. »
Une dualité assumée
Ancienne adjointe, Julie admet avoir été agacée par l’étiquette de « pharmacienne chanteuse » qu’on lui collait trop facilement : « quand j’étais à la pharmacie, j’étais focus comptoir. Sur scène, je ne suis plus la pharmacienne. » « C’est peut-être un peu français de vouloir à tout prix ranger une personne dans une case », observe Gaëtan qui refuse lui aussi d’être résumé « au pharmacien qui s’amuse sur scène ». En 2015, Julie est devenue Jewly et a fait le choix de se consacrer entièrement à la scène et à la musique. De façon paradoxale, elle assume aujourd’hui cette sensibilité à la santé et aux autres : « Que ce soit en tant que pharmacienne ou artiste, ce qui me fait avancer, c’est l’humain. » En 2017, elle a signé un magnifique album, Drugstore, en hommage à toutes ces personnes au parcours cabossé dont elle a croisé la route, y compris à la pharmacie : « cet album, c’est la pharmacie de mon âme. »
Les artistes passent, les créations restent.
« C’est à la fois étrange et satisfaisant de voir mes dessins vivre leur vie. Dès lors qu’on les partage et que le public se les approprie, ça ne t’appartient plus tout à fait », confie Allan. Au cours de l’été 2024, alors que Paris recevait les Jeux olympiques, le pharmacien a eu l’opportunité d’exposer ses dessins pour la première fois, à la pharmacie Eiffel Commerce. « Avec cette rétrospective, je me suis rendu compte de tout le travail que j’avais accompli depuis mes débuts en 2018, sur la page Facebook « tu sais que tu es pharmacien », puis sur Instagram. Grâce à Al Mi, j’ai vécu des expériences incroyables et fait de belles rencontres », raconte le pharmacien qui aimerait publier une partie de ces dessins dans un livre. Pour la deuxième année consécutive, Gaëtan va présenter son spectacle au prestigieux festival d’Avignon : « L’avenir ne me préoccupe pas. Si l’opportunité de me consacrer à la scène se présente, je la saisirai. Mais je n’en suis pas là. » Après une pause en tant qu’adjoint, Julien est prêt à mener ses deux carrières en parallèle, voire de s’installer en tant que titulaire : « j’ai encore envie de m’engager dans mon métier parce qu’aujourd’hui, je suis arrivé à une maturité artistique qui me libère. Avant je courais après un but, faire Bercy ou je ne sais quoi. Maintenant, mon seul but est de m’épanouir. » Il prépare un nouveau projet pour parler du Liban. Après avoir été marraine de l’association SOS Hépatites, Jewly poursuit son engagement pour la santé, avec un quatrième album intitulé « Rébellion », sur le thème délicat de la santé mentale : « c’est plus qu’un album, c’est un concept global alliant des chansons et des témoignages pour montrer la pression à laquelle notre monde soumet nos enfants. » Dans ses créations, les mots sont ceux d’une femme, d’une mère et d’une professionnelle de santé.
D’un art à l’autre
Docteur en pharmacie et professeur d’histoire de la santé à Paris Saclay, Eric Fouassier est passé maître en polar historique*. Il partage son regard sur ces pharmaciens dont il fait partie : ceux qui ont besoin de l’art pour s’exprimer.

Le Quotidien du pharmacien.- Des pharmaciens chanteurs, comédiens, dessinateurs qui s'inspirent de leur métier pour partager avec le public. Ces profils paraissent inhabituels, mais le sont-ils réellement ?
Eric Fouassier.- Quand on se plonge dans l’histoire de la pharmacie, on se rend compte que beaucoup de pharmaciens se sont illustrés dans un autre domaine que celui de la pharmacie, dont le domaine artistique. À l’exemple de l’écrivain humoriste Alphonse Allais (1854 – 1905) ou du comédien Louis Jouvet (1887-1951), se tourner vers une discipline qui n’a a priori rien à voir avec la pharmacie n’est donc pas si étonnant ; je pense même que ce n’est pas un hasard. Depuis toujours, nos études offrent cet énorme avantage d’attiser les esprits curieux. Pour ceux qui ont une fibre artistique, la pharmacie incite à cultiver les talents.
Les pharmaciens d’aujourd’hui semblent assumer leur métier, le revendiquent même pour nourrir leur activité artistique…
Pourquoi se priver d’une ressource qu’on maîtrise ? Il y a plein de façons d’exploiter nos connaissances ou notre expérience auprès de la population, et l’expression artistique en est un moyen. C’est ce que je fais dans mes romans, lorsque je m’appuie sur les découvertes médicales ou pharmaceutiques pour tisser une intrigue, ou que j’offre aux lecteurs une rencontre avec des personnages illustres de la pharmacie comme Pelletier. L’art permet aussi de briser ce carcan, cette image austère dans laquelle on enferme volontiers le pharmacien. D’un autre côté, la rigueur de notre profession est un atout parce que l’artiste recherche constamment la perfection. Pour ma part, je suis tout à fait convaincu que ma formation de pharmacien m’a servi pour construire ma carrière d’écrivain.
On parlait autrefois d’art pharmaceutique. En 2025, la pharmacie est-elle toujours un art ou ce terme est-il définitivement désuet ?
Avant l’ère industrielle, la pharmacie était un métier très artisanal avec ses exigences, ses principes enseignés par des maîtres pour la préparation des médicaments. C’est pour cela qu’on parlait d’art pharmaceutique comme on parle d’art culinaire. Aujourd’hui, même si les procédés de fabrication ont changé, les exigences restent les mêmes pour atteindre un haut niveau de qualité et de sécurité. C’est en cela qu’on pourrait encore parler d’art pharmaceutique. À partir d’un talent naturel qu’ils façonnent, qu’ils affirment par leur travail et leur acharnement, les pharmaciens comme les artistes cherchent à repousser les limites pour tendre vers la perfection. L’autre point de convergence, et non des moindres, entre le pharmacien ou le sculpteur, le peintre ou le cinéaste, c’est la sincérité dans l’exercice de leur art.
Propos recueillis par David Paitraud
*Son dernier roman sorti en mai 2025 s'intitule "Requiem pour la Dame blanche", aux éditions Albin Michel.
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