Les pharmaciens se sont massivement mobilisés contre la baisse des remises sur les génériques. Outre la grève du 18 septembre qui a mis la profession dans la rue, certains sont allés jusqu’à menacer de boycotter la délivrance des médicaments chers. Ils ont ainsi remis la question du financement de ces produits sur le devant de la scène. Il faut dire que pour un traitement au-delà de 1930 euros, leur marge est plafonnée à 97,65 euros. La conséquence est immédiate : à chacune de ces ventes, le chiffre d’affaires de l’officine est artificiellement gonflé mais la marge ne suit pas.
Le sujet est d’autant plus sensible que la part des médicaments chers croit dans les dépenses de santé. « Ceux au-dessus de 1930 euros représentent 0,8 % du volume et 23 % des ventes des prescriptions médicales obligatoires en cumul de janvier à fin août 2025. En 2019, c’était 2,4 milliards d’euros, en 2024, 5,7 milliards d’euros », a calculé David Syr, directeur général de GERS Data. Mais surtout, d’un point de vue comptable, ce segment de marché « qui a été un des plus forts contributeurs à la croissance, brouille la lisibilité de la santé économique de l’officine », estime l’analyste qui rappelle que le chiffre d’affaires moyen d’une officine est passé de 1,6 million d’euros il y a 10 ans à 2,3 millions d’euros durant les 12 derniers mois. « Cette année, les baisses de prix ont dans un premier temps créé l’illusion d’une stabilité retrouvée, après 4 ans de forte croissance de ces médicaments, à + 3 % de janvier à mai 2025 mais ce chiffre est remonté à + 9 % à fin août avec l’arrivée de nouveaux médicaments en ville sur les trois derniers mois », précise David Syr. Le phénomène de l’imprévisibilité anxiogène pour le titulaire est amplifié par l’effet conjugué de la baisse des prix. Ainsi, si l’on n’extrait pas les médicaments chers du chiffre d’affaires d’une officine, il est impossible pour son dirigeant de savoir si l’évolution de l’activité provient de sa stratégie ou de ces produits. « Le problème des médicaments chers tient davantage dans la gestion du risque que dans sa place dans l’économie de l’officine », estime-t-il in fine.
Des médicaments boulets
Les conséquences de cette évolution pour l’officine ne se limitent pas à l’imprévisibilité de l’activité et à la marge « capée ». « La vente de médicaments chers peut impacter la trésorerie. Quand une pharmacie délivre une boîte de médicament très onéreux – parfois jusqu’à plusieurs milliers d’euros- cela implique aussi d’être très vigilant sur sa conservation. Toute perte aurait un fort impact sur l’économie de l’officine », rappelle le professeur en droit et économie pharmaceutique à la Faculté de pharmacie de Strasbourg, Thomas Morgenroth, De plus, un produit en surstock, c’est aussi de la trésorerie en moins. Or cela peut vite arriver en cas de mauvaise gestion des commandes ou, plus prosaïquement, si le patient ne vient pas chercher son traitement, parce qu’il n’en veut pas, parce qu’il est hospitalisé, parce qu’il est décédé entre-temps… Une situation qui implique des négociations de reprise avec le grossiste. « Quand la trésorerie est compliquée, rentrer un produit à 15 000 euros ou 20 000 euros c’est impactant. D’où un certain stress à acheter ce type de traitement », observe l’économiste, également pharmacien.
Un médicament cher en surstock, c’est aussi de la trésorerie en moins
Si une gestion rigoureuse des achats est nécessaire, il n’y a actuellement pas d’autre alternative pour les officines que de mobiliser de la trésorerie pour ces médicaments. Car l’obligation des industriels à distribuer leurs produits auprès des grossistes répartiteurs n’est pas toujours respectée. « De nombreux laboratoires comme Sanofi ou Abbvie proposent certains produits uniquement en commande en direct. De plus, certains demandent un paiement comptant alors que, via un grossiste, l’officine paie en moyenne à 30 jours fin de mois, ainsi nous sommes remboursés avant d’avoir à avancer les sommes. Or aujourd’hui c’est l’inverse qui se produit. Par ailleurs, la commande directe demande du temps et ces laboratoires exigent le nom des prescripteurs : il y a un sujet de lobbying. Enfin, cela crée des ruptures de soins que nous avons documentées et envoyées à l’ANSM. Parfois on envoie un mail le vendredi, il n’est pas traité avant le lundi, et le médicament n’arrive que le mardi chez nous, et ce alors que le grossiste-répartiteur a une obligation de livraison en 48 heures », s’emporte Guillaume Racle, membre du bureau de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO).
Autres problèmes liés aux médicaments chers, celui des indus. Ils peuvent être réclamés à l’officine par la Caisse primaire d’assurance maladie des mois après la première délivrance. « S’il y avait un problème, pourquoi la CPAM ne l’a pas repéré tout de suite ? En fait, elle devrait contrôler la prescription du médecin. Le système d’entente préalable pour le Repatha et le Praluent protège le pharmacien et empêche en théorie le médecin de sortir des clous. Et d’ailleurs dans la plupart des cas, l’indu devrait être réclamé au médecin, qui prescrit hors AMM sans le mentionner sur l’ordonnance. Et ce sciemment. Que faire ? Ne pas dispenser ? Nous, les officinaux, cela nous met en porte à faux », s’interroge le responsable syndical. Il préconise l’entente préalable généralisée et son intégration dans la e-prescription.
Un choix de société
Plus généralement, les médicaments chers ne sont pas seulement une épine dans le pied des pharmacies. « Aujourd’hui personne ne semble se préoccuper de ce segment, mais il y a un sujet. Je rappelle que les dépenses pour ces produits explosent - deux tiers de la croissance sont portés par eux- et que l’enveloppe pour tous les médicaments n’évolue pas aussi vite que les besoins », estime Guillaume Racle. Aujourd’hui, le choix de société consiste à financer l’innovation, au détriment des médicaments matures. « Or ceux-ci soignent la population et font l’économie de la pharmacie », souligne le titulaire.
Toujours est-il que se pose la question du juste prix du médicament, pour pouvoir accéder à l’innovation
Thomas Morgenroth, professeur en droit et économie pharmaceutique à la Faculté de pharmacie de Strasbourg
En étant bien implantés dans un système de santé français envié à l’étranger, qui repose sur la protection universelle maladie du régime général, les médicaments chers posent aujourd’hui une question politique plus vaste : ce système est-il encore tenable ? De fait, « des laboratoires pharmaceutiques, faute de pouvoir découvrir de nouveaux blockbusters, se sont repositionnés sur des médicaments pour des pathologies orphelines qui peuvent permettre de valoriser des produits à un prix élevé », analyse Thomas Morgenroth. « Mais peut-on se permettre, nous modèle français, de tout financer ? Et ce dans le contexte d’une concurrence internationale. Ce sera difficile, car certains laboratoires n’hésitent plus à refuser la négociation parce qu’ils estiment le prix trop faible par rapport à d’autres marchés. Il existe des négociations en coulisse, des remises négociées secrètes… Toujours est-il que se pose la question du juste prix du médicament, pour pouvoir accéder à l’innovation », reconnaît l’économiste.
On a besoin de transparence sur les prix. Et compte tenu de la garantie de paiement que permet la Sécurité sociale, je crois aussi que les laboratoires pourraient faire un effort
Corinne Imbert, pharmacienne-sénatrice
Les laboratoires sont régulièrement mis à l’index. Et le processus de fixation des prix, par le Comité économique des produits de santé (CEPS) avec les laboratoires, est accusé d’opacité. De plus, une fois un premier tarif fixé, les indications du produit peuvent être élargies, ce qui multiplie les opportunités de ventes. Ce que ne manque pas de souligner la Cour des comptes qui cite par exemple l’anticancéreux pembrolizumab (Keytruda) « dispensé en 2016 à 1 267 patients au titre de sa première indication et à 48 156 patients au titre de 22 autres indications en 2023 ». De son côté, l’UFC-Que Choisir pointait, elle aussi, récemment du doigt le Keytruda, qui représente un tiers des dépenses liées aux anticancéreux. Alors que son flacon dépasse les 2 000 euros, « des analyses indépendantes estiment qu’un prix équitable pourrait se situer entre 52 et 885 euros », souligne l’association. Aussi l’UFC-Que choisir milite pour une réforme du système « instaurant une transparence sur les prix et les négociations ; en organisant une négociation européenne pour rééquilibrer le rapport de force avec les laboratoires ; en recourant à la licence d’office en cas de prix abusifs ou de refus de mise sur le marché ; en soutenant la production publique ou relocalisée de médicaments essentiels ».
D’autres pistes se dessinent comme la fixation du prix en fonction du service rendu et des prix revus à la baisse plus systématiquement. « On a besoin de transparence sur les prix. Et compte tenu de la garantie de paiement que permet la Sécurité sociale, je crois aussi que les laboratoires pourraient faire un effort », estime la pharmacienne sénatrice Corinne Imbert qui rappelle que l’État a permis l’accès précoce, une sorte d’AMM anticipée, votée par le parlement. Soit un gain pour la santé des patients et celle des laboratoires. Consciente que le sujet est complexe, la parlementaire a, cette année, interpellé la présidente du CEPS pour savoir si elle envisageait de fixer des limites de prix acceptables quitte à parvenir à un point de rupture avec certains laboratoires. « Une position trop dure, ajoute l’élue, pourrait amener certains à ne plus commercialiser un produit en France. » Et dans ce cas, c’est l’accès aux soins qui est en jeu ! Là encore, les officinaux ont une bataille à mener. L’enjeu ? Peser dans les futures décisions concernant la complexe équation entre le financement des traitements innovants et un large accès aux soins pour lesquels la pharmacie de ville est en première ligne.
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