Il y a quelques jours, Sandrine*, titulaire, avait rendez-vous avec le substitut du procureur. La fin d’une longue et interminable attente, qui a commencé lorsque la presse a annoncé la condamnation, en janvier 2023, d’Urgo Healthcare et des laboratoires Urgo, filiales du groupe Urgo, à une amende d’un montant total de 1,125 million d’euros (dont 625 000 euros avec sursis) en plus de la confiscation de plus de 5,4 millions d’euros ayant fait l’objet d’une saisie pénale. La justice sanctionnait alors les pratiques de l’entreprise pharmaceutique, coupable d’avoir proposé des avantages en nature à ses clients pharmaciens en contrepartie d'un renoncement à des remises commerciales.
En découvrant la peine infligée au laboratoire, Sandrine a compris qu’elle pourrait être poursuivie à son tour. Quelques années plus tôt, elle avait repris une officine qui approvisionnait une maison de retraite. Pour les produits de gamme blanche, le fournisseur s’appelait Urgo et Sandrine a naturellement continué à travailler avec cette entreprise. « Le représentant d’Urgo venait quatre fois par an, il était parfois très insistant, me disait que je devais “me faire plaisir”, se souvient Sandrine. Je n’ai jamais commandé plus que ce dont j’avais besoin. Des avantages en nature proposés par Urgo, j’aurais pu en avoir beaucoup plus mais j’en ai souvent refusé. » Entre 2017 et 2021, elle acceptera pour 12 800 euros d’avantages en nature, des téléphones, un ordinateur, une tablette, une armoire réfrigérée… La quasi-totalité de ces objets a servi à l’officine. Un bon point pour la pharmacienne, que son avocat ne manquera pas de souligner face au substitut du procureur. « J’ai d’abord été convoquée par la direction départementale de la protection des populations (DDPP), explique Sandrine. J’ai reconnu la matérialité des faits mais pas l’intentionnalité, j’ignorais avoir commis une infraction. En tant que pharmaciens, nous n’avions pas les connaissances juridiques suffisantes pour le savoir », justifie-t-elle. L’officinale reproche d’ailleurs aux instances ordinales de ne pas l’avoir aidé quand elle les a sollicitées. « J'avais contacté le service juridique de l’Ordre avant d’être convoquée. J’ai eu l'impression qu’ils tombaient des nues, ils n'étaient pas au courant, m'ont dit qu'ils me rappelleraient mais ils ne l'ont pas fait. Dans cette affaire, les pharmaciens ont été totalement isolés », regrette-t-elle aujourd’hui.
Près de 8 000 titulaires auraient accepté les gratifications proposées par le laboratoire
Parce qu’elle n’a pas cherché à nier son implication, Sandrine a été jugée en comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et condamnée à une amende de 1 500 euros, un montant qui est donc bien inférieur à celui des avantages en nature déclarés. Grâce à la confidentialité de la CRPC, ni ses patients, ni ses confrères n’ont été au courant. Les arguments déployés par son avocat ont permis de limiter le montant de la sanction pécuniaire mais l’affaire n’est peut-être pas terminée cependant. L’Ordre, qui a eu le temps d’appréhender le problème depuis, s’est porté partie civile dans cette affaire comme dans d’autres liées au cas Urgo et pourrait désormais lui infliger des sanctions disciplinaires.
Des sanctions parfois très lourdes
Dans la presse locale, pas un mois, presque pas une semaine ne s’écoule sans qu’un article relatant des condamnations de pharmaciens dans le cadre de l’affaire Urgo ne soit publié. Il faut dire que près de 40 % de la profession, soit près de 8 000 titulaires, aurait accepté ces gratifications proposées par le laboratoire entre 2015 et 2021. Premier pharmacien dont la condamnation a été rendue publique, Marc Alandry, titulaire dans l’Aude et sanctionné en novembre 2023 à 17 500 euros d’amende pour avoir reçu des avantages en nature d’une valeur légèrement supérieure à 14 000 euros. À la Réunion, deux officinaux se sont notamment vus infliger des amendes de 58 128 euros pour le premier (dont 35 000 avec sursis en plus de la confiscation de 15 000 euros déjà saisis) et de 61 574 euros pour le second. Ces deux pharmaciens réunionnais avaient respectivement reçu pour 31 000 et 38 000 euros de “cadeaux” finalement empoisonnés. Sur l’île de Beauté, « Corse-Matin » s’est fait l’écho du cas de trois pharmacies ayant reçu entre 3 211 et 5 774 euros de produits. Sanction prononcée par le tribunal judiciaire de Bastia : « 6 000 euros d’amende, dont 1 200 avec sursis pour la première et 10 000 euros dont 2 000 avec sursis pour les deux autres. » Une liste qui est donc bien loin d’être exhaustive.
Une sévérité judiciaire à géométrie variable ?
Dans ces cas précédemment cités, des amendes plus élevées que la valeur des avantages en nature. Pourtant, il ne faut pas s’y tromper, « dans la majorité des cas, les amendes infligées représentent des montants inférieurs à la valeur des avantages décrits comme acquis », précise Me Emmanuel Tricot, associé du cabinet Rive Gauche Avocats. La robe noire, qui a traité une quarantaine de dossiers de pharmaciens poursuivis dans le cadre de l’affaire Urgo, constate cependant une forte disparité tant au niveau des sanctions que du calendrier des poursuites. « Le démarrage des procédures s'est fait de manière échelonnée. Dans certaines régions, c'est parti très fort. À l’inverse, cela a démarré bien plus tardivement dans la région lyonnaise, dans le Sud-Est ou en région parisienne, où très peu de sanctions semblent avoir été prononcées à ce jour… Pourquoi ? C’est difficile de l’expliquer clairement. Au niveau local, certains procureurs ont peut-être été plus zélés que d’autres, avance-t-il. On constate aussi une certaine lassitude de la justice, avec des décisions généralement moins sévères aujourd’hui qu’au début. Globalement, j’ai vu des montants d’amendes très différents être proposés ou imposés pour des dossiers très comparables. Dans une affaire semblable à d’autres, j’ai par exemple obtenu un non-lieu à poursuivre, donc une absence de condamnation, en contrepartie du versement d’une contribution citoyenne à une association. Il y a donc parfois eu des disparités de traitement assez inexplicables si l’on compare le fond des dossiers », synthétise Me Tricot.
Parfois, c’est avant même la transmission du dossier au procureur, au moment des convocations devant la DGCCRF, que le sort de certains pharmaciens a pu se jouer. « La seule base commune et tangible c’est le questionnaire mis à disposition de la DGCCRF par le parquet et auquel les pharmaciens doivent répondre. À quelques détails près, c’est le même pour tous, rappelle Me Tricot. Ensuite, il y a un premier biais, c’est l’implication personnelle de l'enquêteur. J'ai vu certains d'entre eux envoyer les dossiers dans le mur, estimant apparemment que les manquements reprochés ne méritaient pas un tel déchaînement de moyens. D'autres, au contraire, ont donné à ces interrogatoires une dimension inutilement dramatique, posant plusieurs fois les mêmes questions pour susciter la contradiction, usant de moyens très théâtraux, de menaces sur le ton “si vous ne vous reconnaissez pas coupable, cela va très mal se passer au tribunal” », rapporte l’avocat, qui s’élève contre de telles pratiques.
Pour certains pharmaciens, une expérience traumatisante
Titulaire d’une officine qui approvisionnait régulièrement un EHPAD, Michelle* a échappé à une sanction particulièrement lourde grâce au travail de son avocat. Sur une période de près de 10 ans, elle a accepté pour environ 32 000 euros d’avantages en nature proposés par Urgo. Particulièrement choquée par l’affaire, la procureure en charge de son cas prévoyait une sanction sévère. Une peine de prison avec sursis et une inscription au casier judiciaire B2 en plus de l'amende… Très remuée par ces poursuites, intervenues alors qu’elle s’apprêtait à prendre sa retraite, Michelle n’en parlera qu’à son mari. Encore aujourd’hui, les salariés de l’officine qu’elle dirigeait ignorent tout de ce qu’elle a vécu. « Entre l’annonce de la convocation par la DGCCRF, à l’été 2022, et la décision de justice, prononcée en septembre 2024, il s’est écoulé plus de deux ans. Pendant tout ce temps-là, on est dans le brouillard, décrit-elle. Devant l’inspecteur de la DGCCRF, je suis très nerveuse, j'ai la gorge serrée, je perds mes moyens… À chaque question qui m'est posée, je réponds laconiquement. Je suis pétrifiée et je m'en remets totalement à mon avocat, qui, heureusement m’avait accompagné ce jour-là. »
La DGCCRF est là pour protéger les consommateurs mais lesquels d'entre eux ont été pénalisés dans cette affaire ?
Une pharmacienne condamnée
L’audience au tribunal, elle, s’avère encore plus traumatisante pour la pharmacienne. « Je découvre la peine envisagée lors de l'audience. Heureusement, mon avocat met en avant que, dans des cas similaires, des pharmaciens n'ont pas écopé de peines de prison avec sursis, que rien n'a été inscrit sur leur casier. J'attends le verdict pendant une heure, à l'extérieur de la salle. À côté de moi il y a des dealers », raconte Michelle, d’une voix encore emplie d’émotion. Finalement, la procureure renoncera à la prison avec sursis et à l'inscription au casier. Le montant de l'amende, lui, est finalement plus important que prévu : 15 000 euros dont 10 000 avec sursis. « Nous avons été un peu trop naïfs de croire que tout cela était légal. Nous aurions dû refuser certes, mais nous n'avons pas fait de victimes. La DGCCRF est là pour protéger les consommateurs mais lesquels d'entre eux ont été pénalisés dans cette affaire ? », questionne aujourd’hui Michelle. Entre-temps, elle a pris sa retraite. Près de quarante ans d’exercice officinal, achevés sur cette mauvaise note. « Avoir terminé ma carrière de cette manière, entre cette affaire et le Covid, c'est cela qui me rend le plus triste », conclut la pharmacienne.
*Les prénoms ont été modifiés
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