« Un jeu de poker menteur », c’est ainsi que Thomas* décrit l’opération qui l’a lié pendant quatre ans à un fonds d’investissement. Approché alors qu’il est jeune adjoint, des pharmaciens proposent à l’officinal de s’installer. Il reconnaît aujourd’hui qu’il aurait dû se méfier. Mais nous sommes en 2018 et l’intrusion des fonds dans le réseau officinal ne défraie pas encore la chronique. Le jeune pharmacien trouve le business plan qui lui est présenté très optimiste, mais après tout ce sont des pharmaciens expérimentés qui l’accompagnent, « dans une relation confraternelle ». Mais très rapidement, le ton change entre le jeune installé et ses financeurs obligataires. Les pharmaciens seniors, qui ne sont pas actionnaires de la pharmacie mais du fonds, deviennent très intrusifs. « Le contrôle est permanent, des teams viewers sont apposés sur tous les ordinateurs, les experts-comptables dévoilent les chiffres à l’investisseur et je me rends compte que les informations circulent en temps réel à mon insu. »
En revanche, Thomas se retrouve seul quand il doit faire face à une inspection du travail ou lorsqu’il fait l’objet d’une assignation pour un contentieux ancien. Pris dans l’engrenage, sa trésorerie dans le rouge, Thomas, usé et déçu, décide de se désengager. Ses investisseurs ne lui ont-ils pas promis qu’il était libre comme l’air ? C’est alors que le jeune titulaire se rend à l’évidence. Il n’est pas possible de se défaire de dettes obligataires comme d’une dette bancaire classique. Après quatre années de pression, Thomas parvient, en montant un dossier rigoureux sur les agissements de ses investisseurs, par s’extraire du « piège ». Un « piège » dont il ne pensait jamais sortir. Et dont certains pharmaciens sont encore aujourd’hui victimes.
L’Ebitda pour credo
Selon les estimations de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine, 1 à 5 % des titulaires sont actuellement liés à un fonds d’investissement. Après le fonds Galien qui avait fait couler beaucoup d’encre en 2008, puis, quelques années plus tard, les acteurs du private equity Sagard et Rothschild, adossés respectivement aux groupements Aprium et Lafayette, assiste-t-on désormais à l’arrivée d’une nouvelle génération de fonds d’investissement sur le marché officinal ? Des financeurs tels que Nextstage et Axa (Mediprix), Gsquare (Boticinal), Ardian accompagné de Bpifrance et MACSF (Healthy group, maison mère d’Aprium), 123 IM (Arpilabe) sont sur les rangs.
Fait nouveau, cette financiarisation interpelle désormais les responsables politiques qui en redoutent les conséquences sur l’accès aux soins. Fin septembre, les sénateurs ont alerté dans un rapport d’information* sur les dérives potentielles d’un tel système de financement, pointant la société de gestion 123 Investment Management, détentrice du fonds professionnel spécialisé (FPS) Unipharma II. Surprise de ne pas avoir été auditionnée dans le cadre de ce rapport, Isabelle Deby, directrice générale de 123 Investment Managers, précise que si le premier fonds, Unipharma I, a bien émis des obligations convertibles, la stratégie actuelle s’est aujourd’hui éloignée de la logique de nantissement. « Il ne s’agit pas d’un outil cherchant de la valeur mais d’obligations simples. Ce financement vient en soutien de diplômés n’ayant pas encore d’expérience de titulaire, souhaitant s’installer mais ne parvenant pas à obtenir de prêt bancaire en raison de la taille des pharmacies et de l’absence d’un apport insuffisant », expose-t-elle. « Nous les aidons à mettre le pied à l’étrier et au bout de deux exercices, lorsqu’ils le souhaitent, ces titulaires nous remboursent par le biais d’un prêt bancaire, sans aucune pénalité », poursuit Isabelle Deby. Elle précise que 30 pharmaciens ont, à ce jour, effectué cette démarche, sur les quelque 70 pharmacies d’un chiffre d’affaires de 2,5 à 7 millions d’euros accompagnées en 10 ans.
Un besoin massif de capitaux
123 Investment Management affirme travailler avec la majorité des groupements de pharmacie. Pourtant, le lien est fréquemment fait avec Arpilabe, son partenaire historique. Au risque de l’amalgame. Or comme le décrit son co-fondateur, Pierre-Emmanuel Petit « Arpilabe est spécialiste de l’accompagnement des titulaires pour l’acquisition puis pour la bonne tenue de leur officine jusqu’à ce qu’ils atteignent une autonomie de chef d’entreprise. À cette fin, notre société a développé -entre autres expertises RH, travaux, coaching, marge, etc- un savoir-faire dans la recherche de financements adaptés à chaque situation et susceptibles de faire appel à l’ensemble des sources de disponibles sur le marché (boosters, banques, fonds). » La restructuration du réseau officinal et son évolution vers des pharmacies de plus grande taille rendent-elles inéluctable cette injection massive de capitaux ? Hervé Jouves, président du groupe Hygie 31, partage cette analyse. « Le prix de certaines pharmacies sur le marché, à 10 ou 15 millions d’euros, fait qu’on arrive à une taille critique où il est plus difficile de trouver des financements. » Selon lui, ce n’est pas tant la provenance des fonds que le montage plus ou moins favorable au repreneur qui pose question. Pour parer à ces mauvaises surprises, Hygie développement lancera en 2025, en coopération avec AB Finances, une plateforme d’accompagnement pour offrir aux pharmaciens des solutions de financement. « En tout état de cause, il s’agira d’une solution agréée, en toute transparence avec les instances de la profession », assure Hervé Jouves. « Les débats actuels et les peurs sur la « financiarisation » sont légitimes, concède Pierre-Emmanuel Petit, chacun cherche la bonne ligne de crête entre indépendance du professionnel de santé et réalisme économique. Dans ce contexte, Arpilabe croit en la formation et l’accompagnement des titulaires entrepreneurs afin que, en plus de leur indépendance inaliénable quant aux actes de délivrance, ils puissent aussi se sentir indépendants dans leurs choix de chefs d’entreprise, et qu'ils soient éclairés pour choisir le financement qui leur convient en évitant les pièges. »
De fait, la perte de l’indépendance du pharmacien est au cœur des préoccupations de l’Ordre. Auditionnée en avril dernier par les sénateurs, Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens (CNOP), a déclaré. « Il faut pouvoir garantir que les choix des professionnels de santé sont opérés au bénéfice des patients et de la santé publique et non en fonction de la rentabilité financière au profit d’investisseurs souvent extérieurs. »
L’Ordre se promet d’examiner avec vigilance les dossiers d’installation. Mais l’entrisme des fonds sur le marché officinal est devenu aujourd’hui plus occulte. « Les fonds constituent des réseaux de pharmaciens séniors chargés d’entrer en contact avec des candidats à l’installation. Une fois associé dans la SEL ce pharmacien qui n’investit pas un seul euro, va aiguiller les décisions dans l’intérêt du fonds. Il est là pour rassurer le jeune diplômé », décrit Me Guillaume Marquis, avocat défendant des titulaires pris au piège des fonds. Car des jeunes diplômés, sans expérience et surtout sans moyens financiers suffisants peuvent être tentés par ces solutions « clés en main » face à des prix de transaction élevés. Mais pour ces candidats à l’installation, les montages financiers sont aussi illisibles et opaques que le mécanisme d’action d’une molécule est complexe pour un juriste !
Burn-out
Certes les obligations convertibles ou simples, émises par le fonds, peuvent être assimilées à un prêt bancaire. Mais, à la différence d’une banque qui ne dicte pas au chef d’entreprise la gestion de sa société, le fonds par le biais du « protocole d’accord » impose au titulaire ses conditions. Et surtout des taux de croissance souvent inatteignables. « C’est une emprise quotidienne », soupire l’avocat. Le rapport du Sénat ne dit pas autre chose lorsqu’il relève que « certains fonds demanderaient un accès privilégié aux systèmes d’information et aux documents comptables de la pharmacie ». Il n’est pas rare que, dans ce contexte, s’ensuivent des pressions psychologiques -les burn-out ne sont pas rares- mais aussi financières jusqu’au nantissement des titres au profit du fonds qui, lui-même, les retransmettra à un autre pharmacien. « Face à un désastre, ces titulaires sont prêts à tout, à « tuer » leurs confrères, y compris à commettre des fraudes… pour satisfaire les exigences de leur investisseur », dénonce l’USPO.
La pression est d’autant plus importante que la temporalité des financiers n’est pas celle de l’officine
La pression est d’autant plus importante que la temporalité de ces financiers n’est pas celle de l’officine. Alors que celle-ci se finance en moyenne sur douze ans, les investisseurs ont pour habitude de se retirer au bout de cinq à six ans. C’est dire si, une fois ce délai approchant, les jours du titulaire à la tête de son officine sont comptés… C’est alors que le « droit de préemption », conclu dans le contrat de financement entre en jeu. Celui-ci interdit même au titulaire de céder son officine à son adjoint sans obtenir l’aval de l’investisseur.
Le modèle coopératif, l’antidote ?
Le recours à des capitaux étrangers est-il un passage obligé ? « Le jeu de ces fonds est de donner le sentiment que le marché a besoin d’argent. Et qu’ils sont incontournables. C’est ce qu’ils ont également fait pour la biologie médicale », dénonce le même adhérent de l’USPO. Alors que c’est tout à fait l’inverse, affirme-t-il, le marché n’a pas besoin de ces apports extérieurs. La profession a mis en place ses propres dispositifs de financement, le fonds de la Caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens (CAVP), par exemple.
Le booster d’apport est un autre dispositif auquel recourent la plupart des groupements pour installer leurs jeunes recrues. Moyennant une adhésion de cinq ans minimum et un passage à l’enseigne, une quarantaine de pharmaciens ont ainsi bénéficié en deux ans de Giroboost, le booster d’apport du groupement Giropharm. « Ce fonds est abondé exclusivement par des adhérents Giropharm et ces obligations vont agir comme des quasi-fonds propres. Les intérêts seront remboursés pendant les douze premières années, le capital la treizième année », expose Gilles Unglik, directeur général opérationnel du groupement. Ce financement des pairs par des pairs est selon lui le plus vertueux. Mais il va plus loin. Le modèle coopératif est, selon lui, la seule alternative à la financiarisation. Pour preuve de la solidité de ce modèle, Giropharm vient d’acquérir Apothéra, un groupe quasiment trois fois plus gros que lui, et jusqu’alors détenu par les fonds d’investissement Connect Pro, Sofipaca, Smalt Capital et Société Générale Capital Partenaires.
*Le prénom a été modifié
**Financiarisation de l'offre de soins : une OPA sur la santé ?
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