« En 25 ans de carrière, je n’ai jamais connu une situation aussi critique »
Christophe Guidoni, 57 ans, est titulaire de la pharmacie Booth, située à l’intérieur du centre commercial des Caillols, dans le 12e arrondissement de Marseille. Comme beaucoup de ses confrères, il fermera son officine ce 18 septembre et participera à la mobilisation.
« La baisse du plafond maximum sur les remises depuis le 1er septembre est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Depuis des années nous sommes attaqués de toutes parts, tant sur nos marges que dans notre exercice. Beaucoup de confrères vont être tués. Notre officine, elle, ne va pas mourir tout de suite contrairement à certaines petites pharmacies déjà fragiles, mais nous allons être obligés de licencier quelqu’un. Actuellement, nous sommes cinq pharmaciens, trois préparateurs et un étudiant. Ce licenciement se fera bien sûr au détriment de la personne qui va devoir partir mais aussi de nos patients. En étant moins nombreux, nous allons devoir sacrifier des services. Nous ne pourrons plus livrer par exemple des personnes âgées isolées, ni assurer certains soins non rémunérés. Hier encore, nous avons pris en charge à l’officine un enfant qui s’était ouvert la lèvre. Dans notre pharmacie, nous réalisons aussi 700 vaccinations par an, du dépistage, des pansements. Tout cela fait partie du service rendu au patient mais sera remis en cause si nous réduisons les effectifs. Concrètement, la perte liée à la baisse des remises sur les génériques représente une diminution de 20 % de notre marge nette rien que sur la première année comptable. De septembre 2025 à juin 2026, nous allons perdre 27 000 euros, puis 49 000 l’année suivante - soit l’équivalent d’un salaire de pharmacien - et 65 000 euros en 2027. C’est énorme pour nous. La différence, cette fois-ci, c’est qu’il n’y a aucune compensation. D’habitude, quand on nous enlève quelque chose, on nous annonce en contrepartie de nouveaux actes. Aujourd’hui, rien. En 25 ans de carrière, je n’ai jamais connu une situation aussi compliquée. Un grand nombre d’officines va être décimé. Malgré tout, nous allons continuer à nous battre jusqu’au bout. Rendez-vous le 18 septembre dans les rues de Marseille. »
« Je baisserai le rideau. Mais je travaillerai à l’intérieur »
Agnès Hubert est titulaire à Beaulieu-sur-Loire, une commune de 152 hameaux dans le Loiret. Elle est mobilisée depuis le 1er juillet. Son inquiétude : devoir fermer et laisser derrière elle ses patients dans un désert pharmaceutique.
« Le 1er juillet, je suis allée manifester à Paris. Je suis restée mobilisée tout l’été, en grève des gardes, et, bien sûr, je serai en grève ce 18 septembre. Je baisserai le rideau. Mais je travaillerai à l’intérieur, je suis la seule titulaire et j’ai beaucoup de travail. Mes patients sont au courant et me soutiennent. J’ai beaucoup communiqué avec eux depuis le début de l’été, j’ai fait une vitrine avec un mannequin qui porte une pancarte “en grève”, je leur ai fait signer la pétition. Ils ont compris le danger de perdre leur pharmacie de proximité. Je suis dans un petit village, avec une population âgée. Je suis la seule officine. Je fais le lien avec les médecins. Une journée de grève, cela représente une perte de chiffres d’affaires de 5 000 euros pour une petite pharmacie, c’est important. Mais, avec les décisions du gouvernement, les officines comme la mienne risquent de fermer et de laisser derrière elles un désert pharmaceutique. L’impact économique se fait déjà sentir pour moi : j’ai revu à la baisse mes travaux prévus en vue d’un transfert. J’ai hésité, mais je ne peux pas renoncer, car cela devrait être un levier de croissance pour mon officine : je servirai une résidence autonomie de 60 logements, un lotissement en construction, j’aurai un parking… Autour de moi, ce sont les petites et moyennes officines qui font grève, et encore celles qui peuvent se le permettre financièrement. Les grandes n’ont pas l’air de se sentir concernées. C’est vraiment dommage, il n’y a pas de cohésion dans cette profession. Les étudiants devraient être dans la rue avec nous. C’est leur avenir quand même. Je suis désabusée. Je ferai grève, mais je n’irai pas manifester. Si c’est pour se retrouver à 200 maximum à Orléans, j’aurai le sentiment de perdre mon temps. Et je n’ai pas envie de m’associer au mouvement social général. Il ne faut pas tout mélanger. »
« Je travaillerai, croix éteinte »
Delphine B., titulaire à Tours (Indre-et-Loire) ne fera pas grève ce 18 septembre. Sa pharmacie restera ouverte. Mais elle éteindra la croix, en signe de protestation.
« Je ne fermerai pas ce jour-là, mais je continuerai à faire la grève des gardes – ce qui, finalement, ne change pas grand-chose, car toute pharmacie de garde qui se déclare gréviste est systématiquement réquisitionnée, via un simple courriel, pour assurer sa garde ! Je travaillerai ce 18 septembre car, financièrement, je ne peux pas me permettre de fermer une journée. Et puis, je suis contre la grève en général, car c’est prendre la population en otage. Ce qui n'est pas ma vision en tant que professionnel de santé. De plus, la mobilisation vise à faire annuler le décret du 4 août, qui acte la baisse des remises sur les génériques. Mais je ne suis pas sûre que cette mesure soit celle qu’il faille combattre avec le plus d’ardeur. Bien sûr, abaisser ces remises de 40 % à 30 %, puis à 20 %, ne va pas améliorer la situation économique des officines. Mais nous, en tant que petite officine de quartier, ne bénéficions que rarement de remises atteignant ces niveaux. Bien souvent, ce sont des remises à 2,5 %, 5 %, 7 %, voire 20 %. La remise à 40 % est exceptionnelle : nous l’avons, par exemple, sur les gros conditionnements d’oméprazole 20 mg, dont le prix a déjà baissé de nombreuses fois… Alors, au final, nous ne souffrirons peut-être pas de cette disposition. Toutefois, par principe, il ne faut pas accepter la baisse des remises génériques. Mais il n’aurait pas fallu accepter bien d’autres choses non plus, comme les baisses de prix des médicaments quasiment tous les mois, ou des tarifs ridicules pour vacciner, faire un Streptotest, ou prendre en charge une cystite… Nos tarifs sont bien plus bas que ceux des médecins, alors que ces actes nous prennent autant de temps. Autre grand problème pour l’officine : les médicaments chers qui sortent de l’hôpital pour venir en ville. Notre chiffre d’affaires augmente, mais pas notre marge (plafonnée à 93 euros sur ces médicaments). Et le gouvernement rend la ville responsable de la hausse des dépenses de médicaments, dopées par ces ventes, et en profite pour baisser toujours plus les prix. Il y aurait pourtant tant d’autres leviers pour faire des économies de santé : ne pas multiplier les examens de radiologie pour un même patient et une même pathologie, mieux encadrer l’AME, la CMU, les arrêts de travail… Alors que baisser toujours plus les rémunérations du pharmacien, c’est tuer le métier. »
« Nous n’avons plus les moyens de recruter, ni de former »
Un coup dur que Christophe Micas n’avait pas vu venir lorsqu’il a repris il y a deux ans la pharmacie de Saint-Chéron (Essonne). En effet, la baisse du plafond des remises génériques n’était pas prévue à son business plan. Elle oblige aujourd’hui le jeune installé et sa co-titulaire à revoir leur politique d’embauche. Et à augmenter leurs propres amplitudes horaires.
« Nous n’avons pour l’heure que des simulations, et encore, nous n’avons aucune visibilité sur d’autres paramètres que sont la baisse des prix et l’arrivée de nouvelles molécules. Ou encore sur une éventuelle compensation, même partielle, par les biosimilaires. Mais il est d’ores et déjà certain que la rentabilité de notre officine est en jeu. Car la remise génériques est totalement intégrée aux revenus de la pharmacie. Elle ne sert pas à payer nos vacances (!) mais bien à rémunérer nos salariés. Par conséquent, nous avons dû faire le choix de ne pas embaucher un pharmacien supplémentaire en CDI, mais de recourir à un CDD de six mois pendant l’hiver. Au printemps, nous compenserons nous-mêmes. Il en va de même pour la formation. J’ai dû refuser hier l’offre d’une jeune fille qui recherchait un poste d’apprentie en DEUST. Avec la baisse de moitié des aides à l’apprentissage qui se surajoute à celle des remises génériques, on ne pourra pas l’embaucher. Enfin, là où on aurait pu recourir à un pharmacien intérimaire pour les gardes ou pour les lendemains de garde, nous assurerons désormais seuls. Ces coupes dans le personnel sont l’un des effets secondaires de la baisse des remises génériques. Mais le fait que nous soyons en flux tendu implique également le risque qu’il sera plus difficile, à l’avenir, de se rendre disponible pour les entretiens ou encore pour une population âgée qui, pourtant, a besoin des services de ses pharmaciens. À moins que nous prenions encore davantage sur notre temps libre. Ce que nous faisons déjà aujourd’hui, notamment pour les livraisons à domicile. Alors oui, ce 18 septembre, nous serons dans la rue après avoir informé nos patients de la fermeture de l’officine, et proposé à leurs salariés de faire du rangement, de se former ou encore de manifester. C’est le maillage et la relève qui sont en jeu. Mais au-delà, je vois un autre danger. Dans deux ou trois ans, notre profession risque de se voir forcée à demander l’ouverture du capital. »
« Nous sommes déjà en train de construire un plan d’action pour rebondir »
Jérémie A, titulaire de la pharmacie Paul Santy à Lyon, est de tous les mouvements de grève. Il baissera le rideau, ne serait-ce que par solidarité avec ses adjoints. Mais le pharmacien qui concentre 90 % de son activité sur les ordonnances, prévoit déjà une sortie à la crise des remises.
« Nous participons et soutenons le mouvement. Il y a besoin que cette grève résonne dans les médias, alors indépendamment de nos stratégies commerciales ou du niveau d’urgence, je pense que les officinaux doivent se serrer les coudes. Depuis que je me suis installé en 2014, j’ai soutenu tous les mouvements de grève des pharmaciens. Il n’y a qu’une seule fois où je suis resté ouvert et c’est parce que j’avais été réquisitionné. Dans ma pharmacie, la grève est une décision collégiale. Nous en avons discuté avec mon équipe et, ne serait-ce que par solidarité avec mes adjoints, j’ai décidé de baisser le rideau le 18. Le chiffre d’affaires de ma pharmacie est constitué à 90 % d’ordonnances, c’est un parti pris, et nos patients sont fidélisés, alors fermer un jour n’aura pas d’impact sur le chiffre d’affaires. Les patients reviendront le lendemain, et la perte du peu de parapharmacie que nous aurions vendu ne se verra pas à la fin du mois. Par ailleurs, nos patients sont prévenus que nous fermons, alors ils anticipent et nous soutiennent d’ailleurs à chaque fois. Ils comprennent que pour avoir une pharmacie de proximité, il faut des moyens qui sont dans les mains de l’État et que pour qu’il agisse, il faut qu’il nous entende. Une baisse de remise sur les génériques aura forcément un impact sur notre activité, alors nous sommes déjà en train de construire un plan d’action pour rebondir. Nous prévoyons par exemple de développer encore les nouveaux services, au premier rang desquels la vaccination et les bilans partagés de médication, d’intégrer le biosimilaire là où il ne l’était pas ou d’optimiser les procédés humains et matériels. Si on se base sur l’estimation de 25 000 euros de manque à gagner, je considère que c’est atteignable pour mon officine. Toutefois, je suis conscient que toutes les officines n’ont pas accès aux mêmes moyens humains et matériels.
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