Entre 2006 et 2017, la prescription d'opioïdes forts en France a augmenté de 150 % et le nombre d'hospitalisations liées à leur consommation, de 167 % entre 2000 et 2017. Brandissant ces chiffres, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) tirait déjà le signal d'alarme en 2019. Dans un long rapport intitulé « État des lieux de la consommation des antalgiques opioïdes et leurs usages problématiques », l'agence pointait l'augmentation observée sur les 10 dernières années de la consommation de plusieurs antalgiques opiacés. Aujourd'hui, c'est au tour de la Haute Autorité de santé (HAS) de se pencher sur le sujet en publiant les premières recommandations détaillées sur la prescription et la consommation d'opioïdes. « Chaque année près de 10 millions de Français bénéficient d'au moins une prescription de médicaments antalgiques opioïdes », rappelle ainsi le Pr Nicolas Authier, chef du service pharmacologie et médecine de la douleur au CHU de Clermont-Ferrand, et président du groupe de travail auteur de ces recommandations. Certes, souligne le rapport de la HAS dans son introduction, la consommation en France n'atteint pas le niveau de celle observée aux États-Unis ou en Angleterre, mais elle augmente… Inquiétant lorsqu'on sait que quel que soit le médicament choisi (opioïde faible ou fort), les risques de développer un trouble de l'usage ou de surdose sont communs à tous.
Faux sentiment de sécurité associé aux opioïdes dits « faibles »
Concernant l'usage mal cadré des opioïdes faibles, il a sans doute plusieurs causes. Interrogée par le « Quotidien », Marie-Josée Augé-Caumon, présidente du CAARUD* de Montpellier et membre représentant du Conseil national professionnel (CNP) au sein du groupe de travail « opioïdes » de la HAS estime pour sa part que « l'arrêt du Di-Antalvic en 2011 et le durcissement des règles de délivrance des codéinés ont eu pour effet un report sur d'autres opioïdes faibles. Sans parler d'une défiance plus récente à l'égard des AINS qui, elle aussi, a un peu refermé le champ de la prescription ». De fait, en médecine de ville, les prescriptions de codéine et de tramadol font souvent suite à une petite intervention chirurgicale, ou visent à traiter une douleur articulaire bénigne ou même une simple crise migraineuse. Là est le piège… Car certains patients (et prescripteurs) ne mesurent pas le risque associé à l'usage prolongé, voire à l'augmentation progressive des doses. « Qu'importe le type de médicament opioïde, une quantité prescrite trop importante peut s'avérer rapidement problématique », insistent les auteurs qui mettent en garde contre le faux sentiment de sécurité procuré par le recours aux opioïdes faibles.
Pas d'opiacé pour une migraine
« L'échelle de l'OMS n'est adaptée qu'au contexte des douleurs nociceptives lors de cancers et n'a pas vocation à être généralisée à toutes les formes de douleurs. Que les opioïdes soient forts ou faibles, les risques de mésusage et d'usage problématique existent, et il vaut parfois mieux prescrire une faible dose d'un opioïde fort qu'une forte dose d'un opioïde faible », expliquait récemment au « Quotidien du médecin » le Pr Authier. « Concernant le traitement de la douleur chronique non cancéreuse, le recours aux opiacés ne doit être envisagé qu'en dernier recours », préconise ainsi la HAS. Cette recommandation est l'une des quatre élaborées sur la base d'une situation précise où le recours à un antalgique opioïde est recommandé : prise en charge d'une douleur aiguë, celle d'une douleur chronique liée au cancer ou encore celle d'une douleur aiguë chez les patients traités par médicament de substitution aux opioïdes (MSO). Pour chacune de ces situations, la HAS a établi des fiches mémo assorties d'arbres de décision. Ainsi par exemple, si le soulagement des migraines, des douleurs pelviennes et autres TMS ne requièrent pas le recours aux opiacés, ceux-ci seront au contraire prescrits en première intention sur les douleurs chroniques cancéreuses.
Une nécessaire réévaluation
Même prescrits à bon escient, les traitements antalgiques opiacés doivent être instaurés selon des règles bien précises. « De façon progressive et avec des réévaluations régulières » recommande la HAS. « On débute à faible dose, et surtout on réévalue le traitement au bout de quatorze jours. On ne refait pas, sans réévaluation, une nouvelle prescription en augmentant les doses, ça ne sert à rien ! » résume Marie-Josée Augé-Caumon. Selon elle, c'est en utilisant tous les grades de l'antalgie et en pratiquant une réévaluation scrupuleuse des traitements, qu'on améliorera le bon usage des opioïdes dans la prise en charge des patients douloureux. Recadrer les règles de prescription de ces médicaments et faire preuve de vigilance, c'est aussi une mission de pharmacien. « Face à une ordonnance qui porte plusieurs tampons de pharmacies, ou lorsque le patient présente trop souvent, ou en peu en avance, la même prescription d'opioïde, le pharmacien doit réagir en coordination avec le médecin. En clair, l'officinal et le prescripteur doivent se parler », suggère Marie-Josée Augé-Caumon.
« Jusque-là, estime-t-elle, la crise des opiacés américaine n'a pas franchi l'Atlantique, notamment parce que nous n'avons pas eu à souffrir les abus de prescription ni les incitations des laboratoires, mais cela ne nous empêche pas d'être prudents. »
Prudent, il faudra le rester, car après les années quatre-vingt où l'on priait les prescripteurs de dédiaboliser l'usage des morphiniques - presque cantonné aux soins palliatifs -, on n'est pas loin aujourd'hui de regretter l'effet inverse : sa banalisation.
* Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques auprès des usagers de drogues.