« La pharmacie d'officine n'échappe pas au problème du harcèlement, même si (d'ordinaire) ce sujet ne fait pas les gros titres de la presse professionnelle », déplore Olivier Clarhaut, délégué syndical FO Officine. Brimades, mise à l'écart, tâches dévalorisantes, humiliations et pression disciplinaire, le harcèlement moral tel que défini dans le code du travail (article L 1152-1) se traduit par des agissements répétés qui « portent atteinte aux droits et à la dignité du salarié, qui altèrent sa santé physique ou mentale ou qui compromette son avenir professionnel ».
Une pression insoutenable
Pour Annie, tout a basculé après le changement de titulaire. Le mari de la nouvelle propriétaire, ni pharmacien ni préparateur, s'est rapidement imposé comme le manager : « Cela a commencé de façon insidieuse. Mois après mois, les commentaires sont devenus de plus en plus insultants. Il était toujours sur mon dos, pour critiquer ce que je faisais. Ma titulaire, sa femme, ne disait rien. » Dans la pharmacie où il exerce, Laurent se rend compte que le titulaire, généralement absent, épie son équipe par l’intermédiaire de caméras : « J’avais l’impression d’être en prison. À partir du moment où je lui ai demandé des explications, il ne m’a plus laissé tranquille. »
Dans certains cas, la pression psychologique et commerciale est étroitement mêlées, au détriment de l’éthique professionnelle et de la sécurité des patients. « Si je ne délivre pas les douze boîtes de paracétamol prescrites ou si je ne vends pas de la mélatonine à une personne sous Zolpidem, on me dit que je ne suis pas rentable. On me demande d’être un commercial, pas d’être pharmacien », explique Gilles, adjoint en région parisienne. Même scénario pour Louise : « Pour un client habituel, le titulaire m’a obligé à délivrer du Lyrica alors que l’ordonnance n’était pas sécurisée. Je lui ai répondu que dans ce cas, j’utiliserai ses identifiants. Ça ne lui a pas plus. À 1 heure du matin, j’ai reçu un SMS pour me dire qu’il ne pouvait pas me garder. »
Des carrières qui volent en éclat
« Dès le deuxième jour, mon nouveau patron m’a dit que j’étais une imbécile, une incapable. Il m’a ordonné de ne plus m’occuper des commandes, alors que j’assurais cette mission depuis plusieurs années. Chaque jour, je devenais un peu plus son souffre-douleur », se souvient Séverine. Après la fusion englobant la pharmacie dans laquelle elle exerçait depuis 21 ans, elle a été « mise au placard » sans raison. Pourtant, Séverine s’accroche, se dit que ce n’est que passager, et refuse de voir la vérité pour ne pas perdre son travail : « Je n’arrivais pas à réagir. Si je démissionnais, je perdais mon boulot, mon ancienneté, tout. C’était injuste. »
À l’autre bout de la France, une jeune pharmacienne, Laure, vit une situation similaire : « Au début, tout allait bien. La situation s’est tendue après mon troisième congé maternité. Des réflexions, des reproches, des esclandres… Moi, je me réfugiais au comptoir pour me protéger. » Depuis son licenciement, à la veille de prendre sa retraite, Antoine n’arrive pas à reprendre confiance en lui : « J'ai été titulaire, puis adjoint. Terminer ma carrière dans ces conditions laisse un goût amer. »
Le silence fait loi
La plupart des pharmaciens qui ont accepté de témoigner l’admettent : il y a toujours une bonne raison de se taire, et le harceleur le sait. « On est docile pour éviter les représailles et pour protéger notre foyer. Pour ma part, je ne pouvais pas me permettre de perdre mon travail parce que nous venions d’acheter une maison », explique Gilles. « On nous fait clairement comprendre que si on se plaint, il n’y aura pas de prime ou, comme par hasard, nos souhaits de dates pour les congés ne sont pas retenus », ajoute Louise. Pire encore, des adjoints, dont Gilles, témoignent de menaces pour leur avenir professionnel : « Quand j’ai commencé à réclamer le paiement des heures supplémentaires, le pharmacien m’a répondu qu’il connaissait tous les pharmaciens du secteur et que ma carrière pouvait s’arrêter là. »
Quand l'état de santé se détériore
Pour ces adjoints, les manifestations physiques et psychologiques ont finalement raison de leur résistance ou, pour certains, de leur résignation. « J’avais pris 20 kg, je faisais des insomnies, j’étais toujours à cran à la maison. Il a fallu que des amis me disent que j’étais victime de harcèlement pour que je l’admette enfin… », raconte Séverine. Détruite, Annie a sombré dans une grave dépression dont elle peine à se remettre alors que trois ans se sont écoulés.
Le sentiment d'abandon
Depuis son licenciement, Laurent poursuit sa carrière à l’officine, mais il refuse les CDI, de peur que tout recommence. Annie et Laure ont quitté le monde officinal pour la pharmacie hospitalière. Certains adjoints victimes de harcèlement ont décidé d’engager des poursuites envers leur employeur, aidé d’un avocat spécialisé. « Je ne recherche pas une compensation financière. Je veux juste que mon ancien employeur comprenne qu’il n’est pas tout-puissant, qu’il doit répondre de ses actes », confie Louise, désormais titulaire d’une officine.
« Les audiences, les verdicts, ou simplement le fait de témoigner dans les colonnes du « Quotidien du pharmacien » sont des moments éprouvants. Mais cette démarche est indispensable parce que l’impunité dont jouit encore mon ex-employeur est une double peine », explique Séverine. Tous en appellent à l’Ordre des pharmaciens pour entendre leurs plaintes et mieux les protéger. « Le Conseil national de l’Ordre, par l'intermédiaire de sa présidence, tient à apporter son soutien aux victimes de harcèlement. Il rappelle que le dépôt d’une plainte devant les instances disciplinaires est toujours envisageable et que des solutions d’accompagnement existent avec l’orientation des pharmaciens concernés vers des syndicats de salariés ou l’inspection du travail », réagit l'instance ordinale.
Pour respecter l'anonymat, les prénoms des témoins ont tous été changés