Le Quotidien du pharmacien. - Les autorités de santé rencontrent-elles aujourd’hui des pressions lors de leur choix dans l’octroi d’autorisations de mise sur le marché ?
Gilles Bouvenot. - Il y a un phénomène très ancien, mais celui-ci s’amplifie avec la place que prennent aujourd’hui les systèmes d’information tels que les réseaux sociaux. On a pu observer le cas du Cognex, il y a déjà 50 ou 60 ans. L’avis défavorable de la Food and Drug Administration (FDA) avait conduit à des manifestations de sit-in autour des bureaux de l’institution dans le Maryland. Un des promoteurs de ce produit, un psychiatre, avait même menacé de se suicider si la FDA ne rendait pas un avis favorable ! Si ce mouvement a finalement obtenu l’autorisation de ce produit comme traitement de la maladie d’Alzheimer, ce dernier a été retiré du marché, en raison d’effets secondaires inacceptables, en plus de son inefficacité. Aujourd’hui, et c’est toute la limite de la démocratie sanitaire, on constate que la parole des experts perd de son prestige, de sa respectabilité, tandis que la parole profane, parfois très critique de la parole d’expert, envahit les réseaux sociaux. Les interférences, qu’effectuent les associations de patients sur les agences d’enregistrement, sont un phénomène auquel il incombe à ces instances de résister. Dans le cas des maladies graves pour lesquelles il n’existe pas de traitement, puisqu’il ne viendrait à l’esprit de personne de se battre pour un nouvel hypertenseur, on conçoit cependant que des associations de patients ou des parents se battent pour essayer d'obtenir l'autorisation de produits présumés innovants parce qu'il n'existe rien d'autre.
Y a-t-il du laxisme dans l’octroi des AMM par les agences d’enregistrement ?
Il est difficile de comparer les façons de procéder en Europe avec celles des Etats-Unis. Concernant la FDA, lorsqu’elle reçoit un dossier, dans un souci de mise à disposition rapide, une AMM que l’on appellerait chez nous conditionnelle a tendance à être octroyée sur la base de critères intermédiaires et non de critères cliniques. Cette agence peut dès lors autoriser un produit sur la base d’hypothèses biologiques fortes et de quelques observations cliniques favorables. À propos d’un anticancéreux, on ne demandera par exemple pas immédiatement à la firme exploitant le produit la mortalité globale, qui est le critère d’évaluation d’un anticancéreux, mais après sa mise sur le marché dans le cadre d’études supplémentaires. Doit-on considérer cette façon de faire comme laxiste ? Je ne suis pas du tout opposé à ce que l'on mette sur le marché prématurément un produit prometteur, mais en réalité, cela devient un peu trop fréquent et on l'observe dans le cas de traitements de cancers pour lesquels on a déjà des thérapeutiques disponibles. Par ailleurs, il est intéressant de noter que la littérature scientifique américaine, elle-même, est très critique envers des AMM autorisées par son gendarme du médicament, d’autant que l’on s’aperçoit que dans 30 à 40 % des cas, ces études ne sont pas réalisées ou, pire, ne concluent pas à l’efficacité du traitement. Il est délicat pour les agences d’enregistrements, dont l’objectif est de ne pas faire attendre les patients, de refuser un traitement essentiel pour eux s’il est efficace. De notre côté de l’Atlantique, j’ai tendance à croire que l’Agence européenne du médicament (EMA) suit une rigueur différente. En effet, elle demande des preuves solides avant d’accorder une AMM, ce qui conduit d’ailleurs à des discordances entre les deux marchés.
Comment justifier aux yeux du public ces discordances entre la FDA et l’EMA ?
Il est vrai que dans le cas de certaines maladies rares, la FDA a autorisé des traitements que l'Europe n'avait pas acceptés et j’ai en tête un certain nombre de médicaments dans ce cas qui ne fonctionnaient simplement pas. C’est le cas de l’aducanémab, un anticorps qui a montré une réduction des plaques amyloïdes bêta, mais aucune diminution des symptômes de la maladie. Une réduction biologique, donc, mais pas clinique. Je pourrais aussi citer une amylose à transthyrétine (TTR), pour laquelle la FDA a validé des produits que l’EMA a retoqués. Face à cette asymétrie et portés par l’émotion inhérente à la condition des malades gravement atteints pour lesquels il n’existe pas de traitement, des acteurs associatifs peuvent être menés à remettre en cause, parfois avec virulence, les avis des autorités sanitaires ou même des experts. Seulement, dans les cas que j’ai rencontré au cours de mes 10 années à la présidence de la Commission de la transparence (CT) de la Haute Autorité de Santé (HAS), bien souvent les individus n’avaient pas eu accès à toute la vérité scientifique, ou on ne leur avait pas expliqué. En réalité, la véhémence dans les opinions ne me heurte pas dès lors qu’il s’agit de maladies gravissimes et mortelles, qui emportent des enfants avant l’âge de 10 ans ou, s'ils survivent, expérimentent des conditions de vie épouvantables. Si c'est le rôle du laboratoire d'expliquer que son produit est merveilleux, celui des experts indépendants est d'en évaluer l’intérêt scientifique et médical. Lorsque je présidais la CT de la HAS, j'ai eu l'occasion de rencontrer beaucoup d'associations extrêmement matures, gérées par des gens intelligents, qui comprennent très bien les arguments qu'on peut leur donner. Dans l’époque court termiste dans laquelle nous vivons, la solution aux demandes pressantes - légitimes - des patients relève encore de la pédagogie.