- Karine, regarde !
Marion montre deux comprimés bleus soigneusement déposés dans chaque case du pilulier.
- Double dose d'antihypertenseur. Monsieur André a peut-être fait une chute à cause de ça. Et ça, qu'est-ce que c'est ?
La pharmacienne tente de reconnaître un comprimé ovale, marqué de la lettre X sur une face. Elle le compare avec les comprimés restés dans les boîtes, sous blister.
- Un antidépresseur ? Je ne me souviens pas que Monsieur André prenait ce traitement…
- Je suis quasiment certaine qu'il n'en prend pas. Par contre, Madame André si ! confirme Marion.
- Comment est-ce qu'on a laissé faire ça ? Et l'infirmière qui passe toutes les semaines, elle n'a pas réagi non plus ! Quel bazar…
- Pour sa décharge, si Madame André ne veut pas qu'on touche au pilulier, c'est difficile d'aller à son encontre.
- Il faut absolument qu'on en discute avec leur fils. Madame André ne doit plus gérer seule les médicaments.
- Il y a quelque chose qui m'interroge également. Monsieur André prend de la lévothyroxine. Et je ne la retrouve ni dans le sac de médicaments, ni dans le pilulier.
- Peut-être garde-t-il la boîte près de sa table de chevet, pour penser à prendre le comprimé à jeun le matin. Perso, c'est ce que je fais.
- Alors, vous avez trouvé quelque chose ?, demande le fils André, l'épaule appuyée dans l'encadrement de la porte. Maman est dans le salon, elle se repose.
- Oui, votre père semble avoir pris double dose d'antihypertenseur, et un antidépresseur qui ne lui est pas destiné. Ça peut entraîner une perte de connaissance, ou une chute, explique Karine.
- Nous ne retrouvons pas son médicament pour la thyroïde. S'il ne le prend pas, ce qui est très probable, cela peut expliquer l'aggravation de ses troubles cognitifs…
- Bref, c'est pas très réjouissant. Pour tout vous dire, j'aimerais leur trouver une place dans un Ehpad. Il faut être réaliste. Mais mon frère ne veut pas. Il ne pense qu'à lui. À 45 ans, ma mère lui fait encore tout, sa lessive, ses repas. Et surtout mes parents lui donnent un peu d'argent. Si mes parents entrent à l'Ehpad, tout ça ce sera terminé pour lui.
Karine et Marion ont l'habitude d'entendre les histoires de famille. Souvent, elles sont abasourdies par la mesquinerie des hommes et des femmes. Une fois, une patiente leur racontait comment ses frères et sœurs s'étaient étripés chez le notaire, peu après le décès de leur mère. Une autre fois, Karine était restée stupéfaite face à la réaction de la fille d'une cliente. Cette dernière avait demandé le remboursement des crèmes de beauté que sa mère avait acheté la semaine précédent son décès brutal. Karine avait trouvé cela très indécent.
La sonnerie du téléphone brise le silence.
- Allô ?, répond le fils André. Près de la rivière ? Oh, merci. J'arrive.
Il raccroche et explique la situation aux deux pharmaciennes, prêtes à partir :
- Ils ont retrouvé papa. Les pieds dans l'eau, près de la rivière. Il a effectivement fait un malaise. Heureusement, une souche d'arbre a retenu son corps. Sinon, il serait tombé dans l'eau. Il est en hypothermie mais il va bien.
(À suivre…)