Par la fenêtre entrouverte de son bureau, Karine entend les conversations ponctuées de rire s’élevant du marché. Habitués et touristes se pressent devant les étals fournis de marchandises : fruits, légumes, poulets rôtis, fromages et poissons mélangent leurs odeurs et invitent les clients à abandonner quelques euros en échange de plaisirs gourmands qu’ils dégusteront en famille ou entre amis. Pour la première fois, cette effervescence ne pénètre pas la pharmacie. En grève, l’officine reste silencieuse. À l’intérieur, pas de file d’attente, pas de conseils, ni de bruits d’imprimante. Seul le robot actionne son bras de temps en temps. Sur une grande affiche apposée sur la vitrine, on peut lire l’avertissement suivant : « Pharmacie en danger, santé menacée ». À côté, une illustration montre une croix verte qui brûle, sous-entendant la gravité de la situation.
Face au soutien exprimé par les passants, la pharmacienne se sent émue. Parfois, elle reconnaît la voix de certains patients dont l’irremplaçable Madame Chapovski. Elle et ses amies du club de bridge ont déjà signé la pétition et, comme en mai 2024, elles sont prêtes à aller manifester aux côtés des pharmaciens.
- Mon frère habite au fin fond des Deux-Sèvres. Dans son village, il n’y a même plus de bureau de Poste et l’agence bancaire n’est ouverte que deux matinées par semaine. Alors si en plus, on lui enlève la pharmacie…, explique Madame Chapovski à une autre femme.
- C’est bien sûr que tout fout le camp. Les jeunes ne veulent plus aller à la campagne, répond un homme qui les a rejoints.
- Ce n’est pas le problème, rétorque Madame Chapovski. Parce que ce sont justement des jeunes qui ont repris cette petite pharmacie du village de mon frère. Ils sont bien braves d’ailleurs, parce que leur petit bonhomme de cinq ans doit prendre le bus tôt le matin pour aller à l’école dans un autre village. Ils auraient pu acheter une pharmacie ailleurs, mais non ! C’est dans ce village qu’ils voulaient à tout prix s’installer. Alors si le gouvernement leur met des bâtons dans les roues, comment ne pas baisser les bras.
- Mais dans cette pharmacie-là, ajoute l’homme en désignant du doigt la pharmacie du Marché. Ça a l’air de bien marcher. Ils n’ont pas à se plaindre…
- Ils sont quand même solidaires des pharmacies plus petites et plus fragiles. Et vous ?
- J’ai quand même entendu dire que c’était difficile de trouver des nouveaux employés, intervient l’autre femme qui n’avait pas encore donné son avis. En tout cas, moi je vais chercher mes médicaments ici depuis vingt-cinq ans, et ça s’est toujours bien passé.
- La pharmacienne de cette pharmacie, elle est députée. Elle peut bien aller voir le Premier ministre et lui dire de changer ses plans, poursuit l’homme.
- Si c’était aussi simple, ça se saurait, dit sèchement Madame Chapovski de plus en plus agacée.
- Elle est fermée toute la journée la pharmacie ?, demande timidement une voix jeune.
- Oui, toute la journée. Elle est en grève.
- Vous savez s’il y en a une autre pas trop loin ?
- Vous n’écoutez pas les actualités vous ? Les pharmacies sont en grève aujourd’hui. Ça va être difficile d’en trouver une d’ouverte…
- Il y en a une de garde. J’ai lu ça dans le journal.
Soudain, le petit groupe tourne la tête, attiré par les cris d’une femme près du stand d’un primeur.
Le cultivateur appelle à l’aide autour de lui.
- À l’aide, vite ! Le petit a avalé de travers, il n’arrive plus à respirer.
Karine ne réfléchit pas. Elle sort de son bureau par la fenêtre sous le regard étonné du petit groupe qui discutait devant la vitrine de la pharmacie.
- C’est la pharmacienne.
Arrivée près du stand, Karine se place derrière l’enfant et sans rien demander, pratique la manœuvre de Heimlich. Le petit garçon crache un morceau de pomme. Sa mère en pleurs s’effondre de soulagement.
- Je ne comprends pas. La pharmacie est fermée ou elle est ouverte, reprend le jeune homme.
- La pharmacie est en grève, mais la pharmacienne est là pour nous, lui répond Madame Chapovski qui joint ses applaudissements à ceux de la foule.
(À suivre…)