Recherche fondamentale

Spectre des « bactéries miroir » : le jour où la science paniqua

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Publié le 24/04/2025
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Un collectif de 38 scientifiques s’est inquiété dans une tribune publiée dans la revue Science des avancées dans un domaine bien spécifique de la biologie de synthèse, celui de la « biologie miroir ». Si les dangers sont bien réels, l’heure n’est pas (encore ?) à la panique.

miroir

La chiralité des bactéries miroir est à l’origine d’une peur pour l’instant infondée…
Crédit photo : D. D.

Miroir, miroir… À la publication de cette tribune, signée par de grands noms de la recherche, dans les colonnes de la prestigieuse revue Science, le ton était aux superlatifs. « Risques biologiques extrêmes » (Science et vie), « annihiler la vie sur Terre » (Radio France), « un scénario apocalyptique » de nature à « ravager le monde » (Le Monde), pouvait-on lire dans la presse à propos des désormais célèbres « bactéries miroir ». Mais alors, qui sont donc ces hypothétiques organismes synthétiques et de quelles propriétés disposeraient-elles, à l’origine d’un tel vent de panique ? Pour commencer, retour sur les bancs de l’université, pour un rapide rappel de chimie organique. Les cellules des organismes vivants contiennent d’immenses molécules d’ADN, qui constituent le support de l’hérédité. Au cours d’un méticuleux ballet de protéines, l’ADN est d’abord transcrit en ARN qui est lui-même traduit en protéines. C’est le « dogme central de la biologie moléculaire » formulé par Francis Crick en 1970. Ces molécules, acides nucléiques comme protéines, sont chirales. À l’instar des mains humaines, on parle d’énantiomères, elles sont orientées dans un sens et ne sont pas superposables à leur image dans le miroir. L’information génétique est orientée à droite, tandis que les protéines sont orientées à gauche. Les bactéries n’échappant nullement à ces considérations, elles partagent avec le reste de l’arbre du vivant des molécules d’acides nucléiques orientées à droite et des protéines orientées à gauche.

Si la recherche aboutissait à des bactéries miroirs, elles ne connaîtraient aucun prédateur.

Hervé Chneiweiss

Les bactéries miroir, comme leur nom le suggère, seraient donc constituées d’acides nucléiques orientés à gauche et de protéines orientées à droite. Mais alors, où se cache ce danger qui fit couler tant d’encre ? Le problème réside autant dans les bactéries en elles-mêmes, que dans les systèmes de défense antibactériens des êtres vivants de chiralité classique. « Si la recherche aboutissait à des bactéries miroirs, elles ne connaîtraient aucun prédateur. Elles ne seraient pas reconnues par les systèmes immunitaires ni les systèmes de dégradation, avertit Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Ces organismes synthétiques évolueraient dans un monde où, en se nourrissant d’éléments achiraux, elle pourrait s’en donner à cœur joie et infecter un large éventail d’organismes sans rencontrer de résistance. » Ni les antibiotiques, ni même les phages, ne seraient de la moindre utilité.

Les molécules antibiotiques, donc l’amoxicilline, l’azithromycine et la doxycycline, pour ne citer qu’elles, sont toutes chirales

 

L’antibiorésistance à laquelle les systèmes de santé font aujourd’hui face, ne frôlerait même pas la cheville de celle des bactéries miroir. Pourquoi ? Parce que, second rappel de cours, les antibiotiques bloquent sélectivement une étape d’un mécanisme crucial pour la survie d’une bactérie. Mécanismes régulés par des molécules elles aussi… chirales ! Dès lors, inutile de s’acharner avec les antibiotiques classiques, qui ne fonctionneraient tout simplement pas. Les molécules antibiotiques, donc l’amoxicilline, l’azithromycine et la doxycycline, pour ne citer qu’elles, sont toutes chirales. Autre hypothèse : recourir à la phagothérapie. Mais outre-la difficulté intrinsèque de mettre en place cette option thérapeutique et l’incapacité dans laquelle nous serions de la déployer à une échelle suffisante, étant donné que les phages n’échappent pas à la chiralité du vivant classique, il faudrait développer en amont des phages – ou des antibiotiques - miroirs, dans l’anticipation d’une perte de contrôle des bactéries miroirs… Beaucoup d’efforts, « alors qu’il suffit de ne pas allumer de feu, plutôt que d’être contraints d’appeler le camion de pompiers », poursuit Hervé Chneiweiss.

Une balance bénéfice/risque défavorable

Le sujet questionne l’éthique de la recherche, qui demande la maximisation du bénéfice tout en minimisant le risque. Dont acte. Alors, en ce qui concerne ce domaine de la biologie de synthèse, quelles applications promouvraient donc ces micro-organismes artificiels ? Les considérations économiques n’étant jamais loin, des bactéries de chiralité inversée ouvriraient la voie à la synthèse plus rapide et moins chère de médicaments ou d’outils biotechnologiques de géométrie miroir. « Prenons les aptamères, par exemple, ce sont les premières synthèses qui ont été réalisées. Il s’agit d’oligonucléotides synthétiques dont la conformation leur confère une capacité de fixation à un ligand cible, expose Alice Lebreton, directrice de recherche à l’Institut national pour la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et responsable d’équipe à l’Institut de biologie de l’École normale supérieure (IBENS). Les aptamères sont utilisés pour séquestrer d’autres molécules ou en tant que sonde, pour lier et signaler la présence de composés. Cependant, ils sont très rapidement dégradés dans les liquides biologiques, qui contiennent des RNases. Les aptamères en chimie miroir sont résistants à la dégradation par ces protéines et donc beaucoup plus stables. » Des aptamères inhibant la thrombine, une protéine de régulation de la coagulation sanguine, ont ainsi été développés, « d’abord en chiralité classique, puis en chiralité inverse », poursuit la chercheuse. Des perspectives attrayantes, mais pour lesquelles « la balance bénéfices/risques est aujourd’hui particulièrement défavorable », achève le responsable de l’Inserm.

Ting Zhu, le chercheur à la pointe du domaine, travaille uniquement à reconstituer le dogme de la biologie moléculaire.

Alice Lebreton

Fort heureusement, il semblerait que l’usage de superlatifs dans la presse ait été prématuré. Alors que la directrice de recherche reconnaît que l’inquiétude du monde scientifique est fondée et « qu’il reste sans doute préférable de ne pas se donner les moyens » d’assembler de telles bactéries, elle estime cependant que leur création relève plus de l’expérience de pensée que de la menace imminente. D’une part parce que selon elle la biologie de synthèse est encore loin de mettre au monde un organisme synthétique complet « aussi simple soit-il » et, d’autre part, parce qu’il n’est même pas certain que qui que ce soit travaille actuellement à l’élaboration d’un tel organisme. « C’est Louis Pasteur, il y a près de deux siècles, qui le premier s’est interrogé sur l’existence d’une vie miroir. Aujourd’hui, Ting Zhu, le chercheur à la pointe du domaine, travaille uniquement à reconstituer le dogme de la biologie moléculaire. Ce n’est pas évident qu’il ambitionne d’en faire une bactérie. » Une prise de position mesurée qui rappelle la réalité des verrous technologiques. Toutefois, l’histoire de la recherche est ponctuée de soudains bonds en avant, et les deux scientifiques s’accordent sur un point : qu’adviendrait-il si l’hubris humaine conduisait un chercheur – ou un milliardaire américain – à se dédier corps et âme à la création d’une bactérie miroir ?

Arthur-Apollinaire Daum

Source : Le Quotidien du Pharmacien