Les couleurs sont joyeuses. La touche délicate fleure bon l’atmosphère post-impressionniste, dans la veine de Matisse. Bleus éclatants et jaunes vibrants dessinent des scènes d’intérieurs d’officines et des portraits de pharmaciens en blouse blanche en pleine activité, flacons et carnets à la main.
Aucun doute, on est dans les années 1930-1940. Les signatures des peintures indiquent les noms de Lucien Jonas (1880-1947) et Jean Duroeulx, deux artistes peu connus, oublié même pour le second, qui évoluèrent dans le nord de la France, dans la région de Valenciennes précisément. Une série d’huiles sur toile, de leurs mains, est réapparue le 9 avril dernier, sur le site d’Interenchères, mis en vente par Jakobowicz et Associés à Vaux-le-Pénil (Seine-et-Marne). Rien d’extraordinaire au premier abord, si ce n’est leur belle facture et la rareté du sujet. La peinture d’officine étant plutôt absente dans les représentations picturales du XXe siècle. Si les estimations restent donc très modestes – entre 60 et 500 euros – l’intérêt se niche dans la représentation d’une pharmacie de région et de son pharmacien au mitan des années 1930, juste avant la guerre. Mais aussi dans la figure du peintre Lucien Jonas qui se révèle particulièrement intéressante.
Artiste très prolifique, auréolé de nombreux prix (dont celui de l’estimé Salon de peinture et également 2e Prix de Rome), il est surtout connu pour ses puissants portraits de mineurs, au trait noirci, emblématiques du labeur ouvrier de sa région qu’il met en scène avec beaucoup de virtuosité, en particulier dans des huiles et des fusains marquants. Diplômé des Beaux-Arts de Paris, il ne s’éloignera jamais de la vie de son village natal d’Anzin, au nord de Valenciennes, où il se met à composer des peintures monumentales qui ont un franc succès, et dont il décorera d’ailleurs plusieurs édifices publics, avant de devenir en 1915 « peintre officiel attaché au musée de l’Armée » ce qui le conduit à portraiturer de nombreux militaires. Sa touche enlevée et séduisante développe un goût pour la scène de genre à portée sociale et pour les grands décors à tonalité historique. Il collaborera également avec la Banque de France pour dessiner des billets de banque et réalisera des scènes de bataille qui se retrouveront sur les cartes postales qui circulaient sur le front pendant la guerre.
Chroniqueur de son temps
Lucien Jonas intègre donc l’imagerie populaire et son talent pour peindre la vie, les commerces et les métiers en fait un chroniqueur précieux de son temps. Une de ses œuvres les plus connues s’intitule d’ailleurs La Consultation – mettant en scène une visite dans un cabinet médical - et il est aussi l’auteur de trente portraits de médecins des hôpitaux de Paris. Son attrait pour l’univers médical est probablement dû au fait que son fils, Pierre Jonas, était pharmacien et tenait une officine à Anzin dont il décorera, à partir de 1935, l’intérieur de grandes fresques au fusain représentant l’art de la pharmacie de l’Antiquité au XXe siècle.
Son Défilé de personnalités d’Anzin, grande toile décorative conservée au musée municipal de Denain – qui avait été commandée au peintre au sortir de la Grande Guerre par le propriétaire du Café Bellevue - donne une idée de son style qui orna à l’époque bon nombre de bâtiments publics en mettant en lumière les personnalités des villes et des villages (grands hôtels et gare de Valenciennes, Maison des Centraux à Paris, hôtel de ville et théâtre d’Anzin, pharmacie de la grand-place et café du théâtre d’Anzin, café des sports de Saint-Amand-les-Eaux).
Page pharmaceutique
La vente du 9 avril dernier, si elle n’a pas présenté ces grands décors (détruits par la Deuxième Guerre mondiale ou déplacés), a révélé de belles peintures colorées représentant une officine pharmaceutique, assurément celle de son fils. Sur l’un des tableaux, un homme en habit de pharmacien est en train d’examiner un flacon. Sur un autre, un homme pose, également en blouse de pharmacien… Peut-être son ami, le peintre, Jean Duroeulx qui, comme lui, réalisa plusieurs toiles sur l’univers de la pharmacie. Cet ensemble constitue ainsi un modeste témoignage d’une page pharmaceutique de la région de Valenciennes car, de la même époque, les exemples ne sont pas légion.
On peut tout de même citer deux toiles conservées au musée des Beaux-Arts de Lausanne et une en main privée du peintre Marius Borgeaud qui peignit, en 1911, l’intérieur de l’officine de l’apothicaire Ernest Houal, établi à Rochefort-en-Terre dans le Morbihan. Là aussi, le décor, les étagères en bois, les faïences ornées sont particulièrement bien représentées dans un style plutôt fauve, proche de la période bretonne de Gauguin.
Peintures d'apothicaires
Pour trouver d’autres exemples de peintures d’officines et de pharmaciens au travail, il faut remonter le temps. Beaucoup plus ancienne, de 1656, on connaît l’intérieur sombre du peintre hollandais Gerrit Lundens (conservé à la National Gallery de Slovaquie). L’apothicairerie y apparaît mâtinée d’un clair-obscur inquiétant dans lequel les protagonistes tentent de réussir une opération sur le pied d’un malade tandis qu’une femme à l’arrière-plan semble préparer une potion thérapeutique. De la même période, encore plus beau, L’Apothicaire de Gian Domenico Valentino reluisant d’une atmosphère baroque sophistiquée (toile conservée au musée Fesch d’Ajaccio) montre un intérieur particulièrement riche garni de magnifiques faïences bleues et blanches, de plusieurs élégants alambics, d’un four et de récipients en terre cuite. Sur un côté, s’entrouvre ce qui pourrait être l’armoire à poisons…
Plus philosophe, Le chimiste ou apothicaire de Gabriel Metsu (conservé au musée du Louvre), peintre également hollandais, a aussi été réalisé en plein cœur du XVIIe siècle. Mais un des plus beaux et des plus parlants, reste le tableau du peintre vénitien Pietro Longhi, intitulé L’Apothicaire et daté de 1752. À l’intérieur d’une belle officine a lieu une consultation médicale. Sur la droite, le pharmacien note sa préparation pharmaceutique tandis que sur la gauche un assistant fait chauffer le chaudron non loin de deux autres patients qui attendent leur tour. Au centre de la toile, un bel agave suggère les connaissances sur les plantes exotiques vertueuses dans la pratique pharmaceutique et médicinale.
Déclin et renaissance de la thématique du médical dans l'art
Force est de constater qu’après le XVIIIe siècle, les peintures de pharmacie se font beaucoup plus rares, celles-ci devenant moins mystérieuses ou plus caricaturées, à l’exemple des images du grand dessinateur satirique Daumier. Le sujet d’une belle peinture s’y prête donc moins. Le pittoresque des scènes de genre dans une veine sociologique revient très timidement au XXe siècle chez de rares artistes qui semble peindre plus leurs amis ou leurs familles exerçant la pharmacie que l’art pharmaceutique en lui-même. Les portraits de chimistes et de pharmaciens célèbres sont donc préférés à la peinture des intérieurs des officines désormais bien connus et presque banalisés. Le médicament n’ayant plus l’aura de magie et de guérison sacrée ou même de progrès scientifique fabuleux qu’il pouvait revêtir dans l’esprit des artistes aux siècles précédents.
Après les grandes heures de l’époque médiévale, de la Renaissance et du baroque, qui fournirent plusieurs exemples de Christ apothicaires, de sœurs guérisseuses, d’apothicaire inspirés, de charlatans cocasses et de chimistes prometteurs, entourés de pots et autres potions miracles, le rationalisme croissant du XXe siècle va évincer ces sujets. Seuls de rares peintres, mineurs ou même complètement oubliés, tels Lucien Jonas, Marcus Borgeaud et Jean Duroeulx, s’intéressèrent à nouveau au sujet pharmaceutique d’un point de vue plus anecdotique. Il faudra attendre le pop art et l’épidémie du sida pour que le médicament et la pharmacie refassent surface dans l’art moderne. Les années 1980 verront donc, sous des angles plus conceptuels, revendicateurs et symboliques, renaître la thématique du médical dans l’art, bien que de manière détournée ou à la marge, au milieu de messages sociaux et politiques – chez Keith Haring, Basquiat ou Damien Hirst par exemple - avec au premier rang la problématique de la drogue et de ses ravages.