Rue Lécuyer, à Aubervilliers. La perspective est longiligne, bordée de modestes maisons et de vastes hangars, héritiers de l’intense activité industrielle de la ville. Un immense portail silencieux comme tant d’autres ne présage en rien du trésor qu’il cache. Pourtant, derrière ce rideau de fer, de grandes salles en enfilade dont la hauteur sous plafond rappelle une activité de livraison et de stockage sont envahies d’œuvres d’art colorées.
Il y en a un peu partout, accrochées au mur, posées au sol, œuvres discrètes ou plus monumentales, comme cette Ferrari customisée par l’artiste cubain José Franco. Aucune cohérence particulière, aucune volonté muséale prédéfinie, mais une boulimie enthousiasmante et un goût bien précis pour des œuvres d’art abstrait géométrique et d’art optique et cinétique, en majorité issues du groupe sud-américain Madi et de ses filiations, dans la lignée de la révolution de l’Op Art de Vasarely. Les couleurs brillent, les installations sont souvent ludiques. Dans beaucoup d’œuvres le mouvement de la lumière hypnotise le fond de l’œil. « En tant que pharmacologue et chercheur, mon grand-père s’est porté vers des œuvres qui lui rappelaient peut-être les formes des cellules, la lumière des radiologies », explique son petit-fils Mathias Chétrit, Falcone de son nom d’artiste, notre guide privilégié dans les couloirs de ces anciens laboratoires transformés en temple de l’art cinétique, désormais géré par une fondation familiale dont il a la charge. « C’est un héritage extraordinaire » dont il parle avec passion. Dans ses yeux et ses mots, se devine la fierté envers Jean Cherqui, ce grand-père hors-norme, dont le salon regorge de chefs-d’œuvre glanés autour du monde. Un mécène toujours actif et proche des artistes puisqu’au fond, dans l’ombre d’étagères entassées se cachent aussi deux ateliers d’artistes.
L’aventure des génériques
À l’étage, les anciennes paillasses laborantines côtoient encore une douche de décontamination et un four moléculaire. L’ambiance est blanche, plutôt froide, les blouses de chimiste semblent avoir quitté la pièce il y a peu. Ici, au début des années 1980, les équipes pharmaceutiques des laboratoires Gallier et Jumer s’employaient à innover dans la confection de médicaments de confort. À leur tête, Jean Cherqui, véritable capitaine d’industrie au flair extraordinaire fut l’un des premiers à sentir et à comprendre l’intérêt du marché alors émergent des médicaments génériques qui se dessinait déjà aux États-Unis et en Allemagne mais suscitait encore très peu de convoitises en France. Arrivé d’Algérie à Paris dans les années 1960, il acquiert en 1971 le petit laboratoire Gallier qui était installé place Mithouard dans le 7e arrondissement. L’histoire commence ici, déjà sous le signe timide de l’art cinétique puisque Romuald Gallier était un ami de l’artiste Victor Vasarely qui lui avait dessiné des encarts publicitaires pour ses produits pharmaceutiques… Sans lien direct mais avec une passion artistique encore plus dévorante, Jean Cherqui commencera dès le milieu des années 1970 à bâtir une collection d’art qui compte aujourd’hui plus de 4 000 œuvres et qui constitue une des plus importantes collections d’art abstrait géométrique et optico-cinétique au monde.
Les acquisitions artistiques suivent le rythme frénétique des autorisations de mise sur le marché de médicaments génériques de la marque Gallier. Le département recherche et développement ne chôme pas dans le cœur battant des deux laboratoires d’Aubervilliers (l’un sur l’ancien site des laboratoires Alcon et l’autre construit par Jean Cherqui). Dans le hall d’entrée, une immense toile d’Hartung accueillait les chercheurs en pharmacie tandis qu’à l’étage on se félicitait des trois brevets français, américain et japonais obtenus en 1979 pour le serc, un médicament actif contre les vertiges dont les laboratoires venaient d’améliorer la composition galénique pour le rendre plus performant. Le succès de ce nouveau générique a contribué au développement de l’entreprise. « J’ai démontré que la part du générique en France était trop peu exploitée par rapport à d’autres pays. Je détenais 50 autorisations de mise sur le marché mais à cette époque les grands laboratoires étaient anti-génériques car la concurrence était trop forte avec leurs produits de référence. Au bout d’un certain temps, mais ça a été long, le générique a trouvé sa place en France », témoigne Jean Cherqui aujourd’hui. À contre-courant de la pensée de son époque, il concentre donc toute sa recherche sur ces AMM et constitue un « véritable trésor de guerre », souligne son fils, Didier Cherqui qui fut aussi son collaborateur, trésor qui allait avoir la capacité de répondre à la future demande d’un marché qui n’existait pas encore, d’autant que le déficit de la sécurité sociale s’accroissait.
D’innovations galéniques en amélioration de médicaments de confort, Jean Cherqui sent qu’il est temps de vendre ce réservoir d’AMM à prix d’or (une première fois à au groupe allemand BASF puis une deuxième fois à un groupe indien). À la suite de ces transactions lucratives, « en janvier 1996, la première gamme de médicaments génériques est mise sur le marché sous le nom de GNR-Pharma, avec la bénédiction de la Haute Autorité de santé », observe Alain Djiane, collaborateur de Jean Cherqui durant cette « révolution du générique ».
Une collection d’art ouverte au public
Alors qu’il développe son entreprise, dans les mêmes années, Jean Cherqui, accompagné de sa femme Colette, fait le tour du monde pour assouvir sa passion artistique. Il se passionne notamment pour une génération d’artistes alors peu montrée dans les musées qui a développé un art cinétique et abstrait entre 1940 et 1960. Jesus-Rafael Sotto, Martha Boto, Joachim Garcia Torres, Rosette Bir (dont il rachète tout l’atelier), Gyulia Kosice… Tout a commencé quand il acquiert sa première œuvre de Carmelo Arden Quin en 1977, qui deviendra son artiste fétiche, auprès de la galerie que venait d’ouvrir sa belle-sœur Natalie Seroussi, rue Quincampoix. Ensuite, de fil en aiguille, son goût s’affine, au point que tous les historiens d’art estiment que son immense collection fait référence aujourd’hui, autant par ses œuvres historiques auréolées des noms de Vasarely, Ettore Sottsass, Julio Le Parc ou encore Tinguely, que par ses œuvres sud-américaines emblématiques d’un courant et d’une époque jusqu’à ses achats d’œuvres plus récentes. Car « mon grand-père continue d’acheter et de découvrir de nouvelles œuvres. Sa curiosité est toujours aussi insatiable » abonde Mathias. « Ma collection est mon héritage », conclut Jean Cherqui. Un héritage familial mais aussi collectif qui complète à merveille des pans souvent inexplorés de l’histoire de l’art. Qu’il nous invite à découvrir par nous-même, au cœur de ses anciens laboratoires, au 41 rue Lécuyer. Un trésor ouvert au public, sur rendez-vous, depuis décembre dernier. Une visite artistique pour les grands et les petits, et particulièrement pour les pharmaciens, sur les traces de la naissance des génériques en France.
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