Ils se sont relayés trois heures durant avec force connaissance et souci du détail pour observer dans les œuvres d’art des informations sur la santé au cours des siècles passés.
En effet, si les œuvres des artistes, peintures, architectures ou sculptures, sont le plus souvent symboliques et allégoriques, elles renferment également des informations pertinentes sur l’état de la société, décrivant l’angoisse populaire, la fragilité de la vie humaine, la solitude de la souffrance. Et les maladies, a fortiori les épidémies, puisqu’elles ont traumatisé et décimé les populations, ont été parmi les grandes thématiques de peintures historiques, de sculptures religieuses ou d’architectures de bâtiments hospitaliers publics.
En introduction, Richard Villet, secrétaire général de la Fondation de l’Académie de médecine, a rappelé les 17 millions de morts du Covid 19, pandémie sur laquelle nombre d’experts se sont relayés, inondant, on s’en souvient, les médias et les réseaux sociaux, témoignant des inquiétudes et des incertitudes collectives. Cependant, a-t-il souligné, « de tout temps, les épidémies ont engendré une phénoménale créativité, en même temps que l’art a été le témoin des mentalités et des angoisses ». D’autant plus quand la cause en est inconnue. La peste noire au XIVe siècle fut la plus grande pandémie de l’histoire et elle entraîna des conséquences telles sur la collectivité que les artistes en ont créé des histoires, des récits en tout genre, cherchant les causes dans une punition divine ou un événement cosmique. Alors, des monuments ont été érigés, pour conjurer le sort : l’église Il Redentore, sur l’île de la Giudecca à Venise, censée mettre un terme à l’épidémie qui touche la lagune en 1575, celle de la basilique Santa Maria della Salute, érigée en 1630, alors que la Sérénissime est à nouveau en proie au fléau, ou encore la colonne de la Peste à Vienne, au baroque exacerbé, commandée au moment de l’épidémie de 1679. Saint-Roch et Saint-Sébastien ont aussi essaimé en sculptures votives, saints protecteurs que l’on vient implorer.
Les représentations de l'irrationnel
C’était notamment le sujet de l’exposition « Face aux épidémies, de la peste noire à nos jours », programmée aux Archives nationales (octobre 2022-février 2023), a rappelé l’historienne de l’art Lucile Douchin, en expliquant comment les descriptions littéraires (notamment « Le Decameron » de Boccace au XIVe siècle) ont parlé de la peste, alors que les illustrations étaient friandes de danses macabres et de charrettes transportant des amoncellements de corps. Plus tard, au XIXe siècle, lorsqu’est découvert le rôle de la puce du rat dans la maladie, la peste est assimilée à un vampire, puis à Nosferatu, le Dracula de Murnau. Ce sont aussi les caricatures qui envahissent l’espace visuel, déclinant le masque dont les médecins et les apothicaires se parent, bourré d’herbes odoriférantes, pour se protéger de la maladie. Ces interprétations peu rationnelles ont ensuite été progressivement abandonnées avec le progrès de la science et le souci de l’hygiène. Néanmoins, que ce soit pour la syphilis ou le sida, la terreur collective a gagné, « puisque le sujet atteint était à la fois victime et porteur », observe Richard Villet. Mais le siècle de la rationalisation scientifique a aussi donné lieu à des tableaux mettant en avant le scientifique en robe blanche dans son laboratoire, le montrant en train de découvrir le vaccin contre la rage pour Pasteur, par exemple.
Au XXe siècle, l’arrivée du sida marque, quant à elle, profondément la société. En témoignent de multiples œuvres d’art, comme l’a développé l’historien d’art Thibault Boulvain, auteur d’un livre sur le sujet. Du film d’Hervé Guibert ayant pour thème les derniers jours de l’écrivain atteint du sida, dans une sorte d’autofiction crépusculaire et morbide, jugé insoutenable à sa sortie, à l’œuvre « Black Death » (1983) de Gilbert & George et jusqu’aux photographies de Nan Goldin, « il a fallu inventer des images pour vivre. Pourquoi ? Parce que les images peuvent quelque chose face à une catastrophe », explique l’historien d’art. D’autant que la communauté artistique fut fortement touchée par le sida, les artistes américains Frank Moor, Keith Haring et Robert Mapplethorpe, pour n’en citer que quelques-uns des plus célèbres, y succombèrent.
Une plateforme mettant en relation artistes et chercheurs
Plus récemment, c’est l’artiste Fabrice Hyber, également présent à la conférence, qui a créé un immense dessin en céramique dans le parc de la Villette en hommage aux victimes du VIH. « Il s’agit aussi d’un lieu d’information et de discussion, les gens marchent dessus, s’y retrouvent, mon idée étant de pérenniser le combat contre la pandémie », a-t-il expliqué. En 2021, entièrement investi dans la cause scientifique, l’artiste a illustré « Le monde invisible du vivant » de la microbiologiste Pascale Cossart, ouvrage de vulgarisation scientifique sur les microbes, et a créé le projet Organoïde, une plateforme au sein de l’Institut Pasteur permettant de mettre en relation des artistes et des chercheurs afin de produire des images et des contenus créatifs pour les besoins de la recherche (banque d’images visible sur organoïde-pasteur.fr).
La grande traversée de plus de 500 ans d’histoire ne s’est évidemment pas faite sans décrypter quelques chefs-d’œuvre incontournables. Ainsi du retable d’Issenheim (conservé au musée Unterlinden de Colmar) peint au début du XVIe siècle par l’artiste allemand Grünewald et dont l’iconographie se réfère au mal des ardents, au point que l’œuvre monumentale fut un lieu de pèlerinage pour les malades. « On utilisait des herbes différentes pour la période chaude et la période froide de la maladie. Et elles sont représentées sur le retable », indique Jacques Battin, membre de l’Académie.
En 1675, ce sont trois tableaux réalisés par le peintre espagnol Michel Serre, alors installé à Marseille, qui représentent la grande peste qui frappe la ville. Grandiloquentes, allégoriques et superbement réalisées, elles mettent en scène les corps mourants, mais aussi les responsables politiques, en l’occurrence le chevalier Nicolas Roze qui, en déblayant la Tourette, s’illustra par son courage au cœur de la catastrophe. Peut-être Michel Serre avait-il vu « La Peste d’Asdod » de Nicolas Poussin, célèbre tableau que Pierre Rosenberg, ancien président-directeur du Louvre et grand spécialiste de l’artiste, a à son tour largement commenté. Commandé en 1630 par le médecin du pape Urbain 8, alors que la peste ravageait Milan, le tableau devait avoir le pouvoir d’empêcher la maladie d’irriguer Rome. On y voit un gros rat au premier plan. Acquise par un gentilhomme douteux, Fabrizio Valguarnera, l’œuvre fut retrouvée chez lui alors qu’il avait dû fuir la ville, suite à son implication dans une affaire de vol de diamants. Comme dans la majorité des œuvres représentant l’épidémie c’est l’angoisse, la confusion et la souffrance des corps qui y est montrée. En écho à cette conférence, il est à noter que 2023 célèbre le 40e anniversaire de la « découverte » du sida, plusieurs expositions sont programmées depuis 2021, telle que celle qui vient d’ouvrir au musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg intitulée « Au temps du sida », ou l’exposition « Over the Rainbow » au Centre Pompidou, rassemblant plus de 500 œuvres et documents de la culture visuelle LGBTQIA+, qui a reçu le soutien institutionnel du Laboratoire Gilead, laboratoire biopharmaceutique pionnier dans la recherche et le traitement du VIH.