- Vous qui êtes dans le conseil municipal, vous devez bien savoir quel médicament ils vont fabriquer ?, demande Monsieur Léon à Karine, alors qu'elle lui explique son traitement contre la BPCO.
Dans la foulée des annonces du président de la République sur la souveraineté sanitaire, le maire a annoncé, dans une interview accordée au journal local, l'installation prochaine d'une usine de production pharmaceutique à la périphérie de la ville. Depuis l'ouverture, les clients de la pharmacie ne cessent de parler de cet événement économique.
- Un excipient. Mais vous savez Monsieur Léon, le projet doit encore passer plusieurs étapes avant de se concrétiser. L'usine ne sortira pas de terre avant 2025. Est-ce que vous avez bien compris ce que je vous ai expliqué ? Avec cet aérosol, vous n'avez rien à faire : la dose se déclenche lorsque vous inspirez.
Monsieur Léon confirme d'un signe de tête qu'il a tout compris.
- Si ça peut éviter qu'on ait des ruptures de stock, c'est très bien.
- Oui, répond simplement la pharmacienne, notant que Monsieur Léon n'avait jamais manqué de médicament.
Le client tente de ranger sa carte Vitale dans son portefeuille lorsqu'il aperçoit un homme au comptoir d'à côté.
- Sacré Zébulon. C'est bien lui le plus heureux…
L'homme dont il est question est surnommé Zébulon par ceux qui le connaissent, c'est-à-dire quasiment tous les habitants du quartier. Prénommé Nicéphore par ses parents parce qu'ils logeaient au 15 de la rue Nicéphore Niépce lorsqu'il est né (sans savoir qui était ce personnage d'ailleurs), il arpente depuis plus de cinquante ans, ou peut-être soixante, les pavés de la ville. Gentil pour les uns, idiot pour les autres, tous s'accordent sur le surnom de Zébulon, parce qu'il sautille sans arrêt. Karine et ses collègues sont d'ailleurs les seuls à connaître son vrai nom grâce à son immatriculation à la Sécurité sociale. Abandonnant Monsieur Léon à son portefeuille récalcitrant, la pharmacienne s'approche de Nicéphore :
- Bonjour Nicéphore, comment allez-vous ?
Karine a toujours ressenti une certaine tendresse à son égard. Depuis plus de vingt ans, elle et le médecin traitant de Nicéphore se battent pour que cet homme naïf, seul et sans défense ait accès à des soins dignes. Grâce à la pharmacienne, il peut prendre chaque jour ses repas à l'Ehpad des Fontaines.
- Madame la pharmacienne, ça va bien. Mais il fait chaud. Ohlala, il faut chaud. Et il n'y a pas d'eau. Rien, kiak !, lui répond Nicéphore Zébulon en sautillant.
- C'est l'infirmière qui vient lui préparer ses médicaments, dit discrètement la titulaire à Théo qui arrive avec les bras chargés de boîtes de compléments nutritionnels.
Voyant le journal dans le panier du patient, Théo tente d'engager la conversation :
- Vous aussi vous avez lu l'article sur la nouvelle entreprise qui vient s'installer chez nous ?
Mais Zébulon ne répond pas ; il préfère regarder les boîtes sortir du robot. Une fois le client parti, Karine dit au futur pharmacien :
- Tu sais, soigner ce n'est pas que prescrire ou donner des médicaments. C'est d'abord aider les personnes à vivre convenablement.
(À suivre…)