Située à l’angle de la place centrale du ghetto, la place Zgody, la pharmacie « A l’Aigle », reste ouverte pendant toute la guerre et est « devenue comme une ambassade, un avant-poste diplomatique représentant le monde " libre " dans cette ville murée et entourée de grillage ». La pharmacie est un lieu de vie, un lieu de partage, une sorte de parenthèse dans la violence du quotidien. On y lit et commente la presse officielle ou clandestine, on y fait passer des messages pour l’extérieur, on y tient des discussions politiques… C’est aussi, bien sûr, le lieu du soin des corps et des âmes. Valériane, bromure et autres calmants sont donnés pour « ceux qui vont partir ». La pharmacie est le point de ralliement de ceux qui restent après chaque expulsion.
De ses fenêtres, le pharmacien assiste aux rassemblements, est témoin de la violence des nazis, une violence de plus en plus banale, mais aussi de plus en plus forte contre tous les habitants. Rien ni personne ne comptant, pas même ceux qui obéissent aveuglément à la Gestapo comme les policiers juifs du ghetto. Les juifs sont rassemblés sur la place, debout, pendant des heures, en plein soleil ou dans le froid, sans boire ni manger.
L'argument du risque sanitaire
Ce poste d’observation est aussi utilisé par les nazis eux-mêmes qui viennent pour prendre des photos afin de documenter la manière dont ils font « bien » leur travail.
Pourquoi l'officine de Tadeusz Pankiewicz a-t-elle pu rester ouverte ? Son titulaire argumente auprès des autorités du gouvernement général en mettant en avant le « risque sanitaire » si elle venait à fermer, risque toujours pris très au sérieux par les nazis qui craignent les épidémies. Il demeure donc là et est le témoin des « actions » des nazis.
L'ouvrage de Pankiewicz est essentiel pour connaître, à défaut de comprendre, le fonctionnement du ghetto, la violence qui y règne, la réduction progressive de son emprise jusqu’à sa liquidation finale. Le pharmacien y témoigne et répond aux questions que se posent ceux qui n’y étaient pas. Pourquoi les juifs partaient avec des affaires pour un voyage qui les conduisaient au centre de mise à mort de Belzec ou au camp de concentration de Płaszow ? Pourquoi ne se sont-ils pas révoltés ? Le pharmacien rappelle qu’aucune personne n’ayant vécu dans le ghetto, n’ayant vu la violence mais aussi les mensonges qui y régnaient, ne peut se rendre compte de la réalité. Cette réalité, il tente, par son récit et quelques photos, de nous la retranscrire. Il porte une attention particulière à ses collègues médecins du ghetto qui, notamment à l’hôpital, tentent de soigner les habitants comme ils le peuvent, jusqu’à leur donner la mort avant qu’ils ne soient exécutés par les nazis lors de la liquidation du ghetto.
Ce choix de rester dans le ghetto pour faire son travail de pharmacien, procurer le minimum de soin et beaucoup d’attention aux habitants a valu à Tadeusz Pankiewicz le titre de « Juste parmi les Nations » décerné par le Mémorial Yad Vashem de Jérusalem en 1983. Son témoignage est également important pour rendre justice à un grand nombre de familles dont il rappelle les noms, les sauvant ainsi de l’oubli auquel les nazis les avaient voués.
(1) Tadeusz Pankiewicz, La pharmacie du ghetto de Cracovie, trad. E. Destrée – Van Wilder, Actes Sud, Paris, 1998. En attente de réédition.