En 1986, le musée d’Orsay, à son ouverture, reçoit en don un conséquent fonds d’archives de la part de Jean-Jacques Journet, l’arrière-petit-fils d’Antoine Brutus Menier, célèbre apothicaire-droguier et fondateur, en 1816, de l’entreprise des Chocolats Menier à Noisiel.
Rappelons qu’au XIXe siècle, les Menier se servent du chocolat pour « dorer la pilule » afin de masquer le goût amer des médicaments qu’ils commercialisent. Ils feront ensuite fortune en vendant en grande quantité, grâce à une mécanisation de la production, toutes sortes de poudres pharmaceutiques qu’ils livrent à des milliers d’officines françaises. Il se trouve que Jean-Jacques Journet était peintre et collectionneur de tableaux impressionnistes et contemporains et qu’il était très proche de ses cousins dont il consigna plusieurs souvenirs, permettant de documenter et d’illustrer l’incroyable saga familiale. Ainsi, ces archives ont trait aussi bien aux premières heures pharmaceutiques de l’enseigne Menier qu’à l’empire chocolatier qui se développa jusqu’au Nicaragua, aux États-Unis et en Angleterre, où des usines de production de cacao furent implantées pour produire le fameux chocolat Menier, célèbre pour avoir été à l’origine de la plaquette de chocolat. C’est Henri Menier, le petit-fils du fondateur, qui fut ensuite l’artisan des maisons ouvrières individuelles, des écoles et même d’une maison de retraite autour de l’usine de Noisiel (site qui appartient aujourd’hui à Nestlé). Période faste. Henri Menier, qui est également maire de Noisiel, détient alors une fortune colossale (dans le top 10 des fortunes françaises), à tel point qu’il s’adonne au yachting et à la course automobile, qu’il achète l’île d’Anticosti, dans le golfe de Saint-Laurent au Canada, pour en faire une réserve privée de chasse et de pêche, et qu’il acquiert le château de Chenonceau en 1913. Son frère Gaston poursuivra son œuvre en s’engageant encore plus avant en politique en devenant député, puis sénateur.
Des tableaux de maîtres
Dans cette manne archivistique, sont notamment mentionnées des photographies représentant des tableaux de maîtres, qui furent, un temps, accrochés aux murs des différentes demeures des Menier et qui sont ensuite passés de génération en génération ou ont été donnés ou cédés lors de ventes aux enchères. Notamment Le repas (ou Les Bananes) de Gauguin, aujourd’hui conservé au musée d’Orsay, des Jacqueline Marval, un Renoir, plusieurs Marquet, dont un cédé lors de la Vente Menier organisée au Palais Galliera en 1965, ainsi qu’un Monet, La Promenade ou La femme à l’ombrelle, également cédé lors de la vente Menier (et aujourd’hui à la National Gallery of Art de Washington). On trouve aussi la mention d’un Renard mort suspendu à un arbre dans la neige, de Courbet (1864), vendu à la galerie Daber, puis au musée de Stockholm, et Le Bouledogue, ou Le Dogue, ou Toy, sculpture de François Pompon représentant le chien de la famille Menier qui s’appelait Toy (légué au musée de Dijon par Mme Georges Menier), ou encore un Marie Laurencin et un Modigliani.
Déjà, Gaston Menier était réputé pour avoir amassé dans son hôtel particulier de l’avenue Monceau (actuel siège de l’Ordre des pharmaciens) et au château de Chenonceau un grand nombre d’œuvres d’art. Collectionneur invétéré, il fut obligé de vendre ces trésors lors de deux ventes à l’hôtel Drouot, en 1936, pour améliorer les finances alors déclinantes de l’entreprise. Le couple le plus emblématique de la famille fut celui de Georges Menier et Simonne Legrand, réputée pour être une des plus belles femmes de Paris, dont le mariage, en 1903, donna lieu à un banquet et une fête somptueuse à la Ferme du Buisson, à Noisiel, rassemblant plus de 2 500 convives, 200 maîtres d’hôtel et tout le gotha politique et culturel de l’époque.
Le portrait de Georges Menier par Modigliani
Comme son père et son oncle, Georges Menier est féru d’art et sa femme prend volontiers la pause pour les artistes les plus en vue. Elle pose notamment pour Helleu, peut-être pour Renoir dont elle possède un tableau, pour Kees Van Dongen et surtout pour Modigliani. Ce dernier fit d’ailleurs le portrait de chacun des époux : Simonne Menier sous le titre Portrait de la femme au collier vert et Georges Menier qui serait L’homme assis à la canne, acheté pour 1,9 million de livres chez Christie’s, en 1996, par le richissime collectionneur David Nahmad (l’homme aux 350 Picasso !). Depuis cet achat aux enchères, ce tableau est devenu le Modigliani le plus célèbre du monde, d’une part, parce que David Nahmad nia longtemps en être le propriétaire avant que l’affaire des Panama Papers ne dévoile qu’il a bien été acheté par une de ses sociétés, et d’autre part parce que de supposés héritiers d’un marchand d’art spolié par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale en revendiquent aujourd’hui la propriété. Sans preuve certaine d’acte de spoliation, David Nahmad, qui a acheté le chef-d’œuvre de bonne foi, se refuse cependant toujours à le restituer. Aucune procédure de justice n’a en effet pu prouver aujourd’hui la spoliation. À travers cette affaire, Georges Menier – si c’est bien lui sur le tableau - est devenu le plus célèbre chocolatier du monde.