Au XIXe siècle, est retrouvé, en Égypte, un précieux papyrus de vingt mètres de long noirci de hiéroglyphes complexes. Il provient du temple de Ramesseum, dans la nécropole thébaine, en face de Louxor.
Sur son long bandeau, sont recensées 877 recettes datant du XVIe siècle avant J.-C. Et parmi elles, celle du kyphi, ce parfum mystérieux dont les prêtres égyptiens irriguaient l’air des temples et embaumaient les corps des défunts. Inutile de préciser que ce document antique est un des plus importants de l’histoire de la pharmacie et aussi un des plus anciens. Il traduit aussi la volonté de la civilisation égyptienne d’inscrire l’écrit, et non plus l’oralité, dans la préservation de la culture afin de diffuser les connaissances.
Mais le papyrus d’Ebers (aujourd’hui conservé à la bibliothèque de Leipzig) n’est pas le seul endroit où l’on peut lire la recette du kyphi. Celle-ci est également tracée à l’entrée de l’« officine » du temple de Philae, en l’honneur d’Isis, et gravée dans la pierre sur le temple d’Edfou, dans un endroit tout aussi particulier puisqu’il a été nommé le « Laboratoire », petite salle spécifiquement réservée à l’activité des prêtres parfumeurs qui devaient y entreposer leur précieux élixir. Ceux-ci étaient, seuls, habilités à préparer l’arôme des dieux. On comprend que ces prêtres avaient des notions de pharmacopée, science alors plus ou moins magique. La préparation du kyphi était d’ailleurs ritualisée en l’honneur du dieu Harpocrate (Horus enfant) et des quantités de résines nécessaires étaient régulièrement acheminées. Ainsi, sur les murs, des inscriptions hiéroglyphiques déclinent des recettes d’onguents et d’encens sacrés avec force détails décrivant les ingrédients et leurs quantités, l’ordre dans lequel ils devaient être ajoutés, les temps de cuisson et de macération, les ustensiles nécessaires… Une véritable apothicairerie égyptienne à ciel ouvert dont il ne reste plus que le manuel de pierres.
Parfum d'immortalité
Le parfum en Égypte occupe une place absolument fondamentale car doué de vertus menant à l’immortalité. La « légende du naufragé » témoigne d’ailleurs de cette qualité, racontant comment un marin intrépide finit par rejoindre le rivage d’une île paradisiaque gardée par un gigantesque serpent à la peau d’or et aux yeux de lapis-lazuli. Dans ce mystérieux royaume, la richesse est surtout constituée de myrrhe et d’arbres à encens. Les égyptologues situent cet Éden sur la côte occidentale de la mer Rouge, aux confins du Soudan et de l’ancienne Abyssinie. La reine Hatchepsout (vers 1504-1483 av. J.-C.) aurait été la première à y envoyer des expéditions afin d’en faire rapporter les trésors odoriférants. Senteurs de myrrhe, de lotus bleu, de miel, de vin, de chypre, de raisins, de genêt, de stoenanthe, de séséli, de safran, de genièvre, de cardamome, de patience, de roseau, de genêts et de lys, autant d’ingrédients qui se mêlent dans le kyphi, fumigations parfumées qui étaient aussi utilisées par la population au quotidien pour assainir l’air, désinfecter la maison, nettoyer la peau et soigner l’anxiété. Remède universel si l’on veut, permettant de chasser les pestilences et de calmer les nerfs. Le kyphi était aussi réputé avoir le don de délasser les corps et de bénéficier aux plaisirs sexuels.
Or, en 1996, le Centre de recherche et de restauration des musées de France et le laboratoire de recherche se sont alliés pour retrouver les ingrédients cosmétiques de l’Égypte antique et, pourquoi pas, en recréer les fragrances. C’est ce qui est advenu une première fois au sujet du khôl pour les yeux, dont les chercheurs révélèrent les propriétés anti-inflammatoires grâce à la présence de plomb (aujourd’hui considéré comme toxique). Une science de l’ophtalmologie si poussée qu’elle donna la preuve aux chercheurs que les apothicaires et les médecins égyptiens étaient au fait des prémices de la chimie de synthèse. À la ligne « ophtalmologie » du papyrus d’Ebers, on peut d’ailleurs déchiffrer (une fois traduit) : « pour chasser l'exsudat-khent qui est dans les yeux : galène : 1/32 ; suc de baumir : 1/16 ; calamine : 1/16 ; ocre rouge (tjerou) : 1/64 ; minéralsia du Sud : 1/64. (Ce) sera broyé finement, préparé en masse homogène, et placé dans les yeux jusqu'à ce qu'ils guérissent parfaitement. » Les chercheurs du Louvre se penchèrent d’abord sur des trousses à maquillage égyptiennes conservées au musée du Louvre pour découvrir que la teneur en plomb du khôl, loin d’être un danger, était en fait une mesure de protection contre les infections des yeux.
Renaissance d'une formule pharaonique
Pour le kyphi, c’est en 2002 que le miracle se produit et qu’un kyphi moderne, sur la base de l’antique, voit le jour grâce au chercheur au CNRS Philippe Walter et à Sandrine Videault, créatrice de parfums et « nez » indépendant. Il fut présenté au Caire, à l'occasion de trois expositions organisées par le musée du Caire, le musée du Louvre et le musée archéologique de Marseille sur le thème « Parfums et cosmétiques dans l'Égypte ancienne ». Aujourd’hui, c’est un attelage de chimistes, d’historiens, d’anthropologues et de parfumeurs qui s’est attaqué à nouveau à la renaissance de ce remède, utilisé en fumigations, sous forme solide, ou bien sous forme liquide dans de l’eau pour soigner les maladies pulmonaires et intestinales. Les recettes du papyrus d’Ebers et du temps d’Edfou ont été examinées mais aussi, peut-être, celles retrouvées sur des étiquettes de bois, qui apparaissent avec le développement des officines pharmaceutiques. L’initiative vient de la marque française Astier de Vilatte qui redonne vie à la formule pharaonique sous le nom de « Dieu Bleu », grâce au concours de l’historienne Annick Le Guérer et au parfumeur Dominique Ropion.
S’il ne s’agit pas de la même sophistication dont étaient dotés les philtres des Égyptiens, ces résurgences de senteurs et de remèdes historiques font voyager aux confins de l’histoire de la pharmacie. Le kyphi fut ensuite décrit par Plutarque, Galien et Dioscoride, puis traversa les siècles. Mais seul le savoir antique, avec les plantes fraîches de l’époque, pourrait faire resurgir sa vraie senteur. En attendant, on se délecte de pouvoir en exhaler un succédané, fidèle à la formulation antique.