Il faut remonter à 1652, date de la fondation, au Cap, du premier jardin européen hors d’Europe, sous l’égide de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, pour tirer le fil d’une histoire qui court tout le long du XVIIIe et du XIXe siècle. Suivront ensuite, dues à la même Compagnie, des créations un peu partout à travers le monde, de Calcutta à l’île Maurice, jusqu’en Jamaïque, à Cayenne et à Saint-Domingue.
Les jardins botaniques pullulent, au rythme de l’expansion des Empires coloniaux. Ainsi, on en compte 22 en 1837 au sein de l’Empire britannique, chiffre qui monte à plus d’une centaine en 1900. Lieu d’expérimentation et de culture de plantes rares et exotiques, porte d’entrée d’échanges commerciaux et scientifiques, le jardin botanique et d’acclimatation colonial est autant un outil de pouvoir politique et diplomatique qu’une réserve scientifique extraordinaire.
Pour la France, les possessions d’Outre-Mer deviennent de véritables fers de lance du commerce extérieur : l’Afrique de l’Ouest, l’Indochine, Madagascar, la Tunisie, l’Algérie… Évidemment, ces enjeux économiques participent de la justification coloniale, celle-ci étant également liée au sentiment de domination civilisationnelle du colonisateur qui aime alors prendre l’habit de l’homme tout-puissant, maître de la nature. Ce positionnement intellectuel est particulièrement répandu sous la Troisième République. Pensons à Pasteur, considéré comme un sauveur de l’humanité, et à plus forte raison pour des territoires où les épidémies tuent sans états d’âme. Les pasteuriens vont commencer à parcourir le monde pour y implanter des laboratoires (prémices du réseau des Instituts Pasteur), dans un esprit d’ailleurs beaucoup plus sanitaire et bienfaiteur que colonisateur, souhaitant que les populations indigènes bénéficient des avancées de la médecine et de la pharmacie. Albert Calmette, élève de Pasteur et fondateur du premier Institut Pasteur d’Outre-Mer à Saïgon, n’a-t-il pas déclaré : « Sans les découvertes de Pasteur, le développement et l’émancipation des populations indigènes, la mise en valeur de leur territoire, l’expansion colonisatrice de la France et des autres nations civilisées auraient été impossibles. » On décèle ici le lien direct entre l’aventure coloniale et l’aventure pharmaceutique. Le prêche du bon remède pouvait commencer !
Les pharmaciens militaires
À cette époque, les pharmaciens militaires jouent un rôle clef. Ce sont eux qui sont envoyés en mission à travers le monde, afin d’y recenser et d’y acclimater des espèces végétales. Leurs histoires sur les mers et à travers les mers sont à elles seules des romans croustillants à multiples péripéties. Ainsi d’Édouard Raoul, fondateur du Jardin botanique de Tahiti, qui partira ensuite à Java et Sumatra pour y étudier l’arbre à caoutchouc. Ou d’Édouard Heckel qui, après des études de pharmacie à l’École médecine navale de Toulon, fera également le tour du monde en bateau pour observer les plantes tropicales, notamment au Jardin botanique de Saint-Pierre de la Martinique où il s’arrêtera un temps. Puis ce sera le Sénégal, les Antilles, la Guyane française, l’Australie, des voyages longs et éprouvants, parfois meurtriers. Il ne survivra d’ailleurs que par miracle à la fièvre jaune ! Véritable pharmacien globe-trotteur, il se penchera entre autres sur le quinquina et la noix de cola et finira par s’établir à Marseille où il créera l’Institut colonial et le Musée colonial, le premier du genre en France, ainsi qu’un jardin colonial, et organisera l’Exposition coloniale de la ville en 1906.
Rappelons qu’à la fin du XIXe siècle, le Service de santé des colonies est créé. Une des figures emblématiques en est le pharmacien Victor Liotard, diplômé de l’école de médecine navale de Rochefort, qui partira, lui, en mission au Soudan et au Congo aux côtés de militaires français, avant de grimper les échelons de la hiérarchie coloniale, devenant successivement gouverneur du Dahomey, de la Nouvelle-Calédonie et de la Guinée.
Sélection utile et principe actif
Au-delà d’un simple recensement, les pharmaciens botanistes vont être appelés à réaliser de plus en plus de classifications de plantes utiles à des fins médicales évidemment, mais aussi industrielles et alimentaires. On tente d’acclimater, après parfois plusieurs échecs, des variétés rares et exotiques au sein des microcosmes des jardins botaniques. Ainsi des tentatives laborieuses de l’introduction de la vanille de la Martinique, des mûriers, du coton, ou de nouvelles espèces de tabac dans le jardin d’essai du Hamma à Alger. Créé en 1832, il est aujourd’hui une destination touristique privilégiée qui accueille près de 2 millions de visiteurs par an. Au cœur du XIXe siècle, il fut appelé « pépinière centrale du gouvernement » de 1836 à 1861.
À la fin du XIXe siècle, cette attention plus particulière aux vertus des plantes et à leurs principes actifs ouvre la voie à la pharmacognosie. Ainsi, les richesses de l’Empire colonial deviennent une pépinière précieuse afin de transformer la graine en atout pharmaceutique et économique. Et à ce jeu-là, Émile Perrot est un expert. Professeur de botanique à l’école de pharmacie durant près de 30 ans, au début du XXe siècle, on lui doit notamment une bonne partie des échantillons que l’on peut aujourd’hui admirer dans l’incroyable musée de matière médicale de la faculté de pharmacie à Paris. Il les identifie et les classe sans relâche. En parallèle, il participe activement à la mise en valeur des ressources et productions végétales dans les colonies françaises. On lui doit également un brevet pour un procédé de stabilisation des plantes médicinales, permettant d’extraire de la plante son principe actif. De là naîtront d’ailleurs de nouvelles formes galéniques de médicaments. Et évidemment, la succession des grandes Expositions universelles, dont la plus importante sera celle de 1931, couronnera l’activité botanique et pharmaceutique développée dans les colonies.
Réserves précieuses
Dans ce contexte, les jardins coloniaux deviennent des laboratoires et des réserves précieuses, souvent en lien avec des tutelles prestigieuses, tel que le Jardin des Plantes à Paris ou les Kew Gardens à Londres. Ces jardins prennent aussi des formes architecturales précises, reconnaissables à leurs grandes serres et à leurs parterres. Très vite, ils deviennent non des lieux de promotion des espèces de plantes à l’échelle locale mais bien à l’échelle internationale, les Empires coloniaux s’arrogeant le monopole de leurs ressources, sans trop d’attention d’ailleurs pour les travailleurs locaux qui y sont employés. Par exemple, créé en 1786, le jardin de Calcutta devient le plus vaste des Empires coloniaux. À l’intérieur, plantes cultivées et séchées s’y côtoient. Évidemment, en point de mire, c’est le bénéfice économique qui peut en ressortir qui attirent l’intérêt des superpuissances de l’époque.
Pour se faire aujourd’hui une idée de l’ambiance d’un jardin colonial, il est possible d’aller déambuler dans l’ancien jardin colonial de Nogent-sur-Marne, lieu insolite, méconnu, un peu caché, en lisière du bois de Vincennes, désormais dénommé Jardin d’agronomie tropicale. Fondé en 1899, il avait pour but de fédérer et de rentabiliser les nouvelles cultures issues des colonies. Entièrement financé par l’argent des colonies et quelques donateurs, dont la célèbre famille des droguiers-pharmaciens des chocolats Meunier, il a accueilli en 1907 une exposition coloniale avant de devenir un hôpital militaire pendant la Seconde Guerre mondiale, destiné justement aux blessés de l’armée coloniale. Ainsi, on y voit toujours des vestiges d’anciens monuments à la mémoire des soldats coloniaux morts pour la France. Puis, petit à petit, ce jardin tombera dans l’oubli avant d’être rénové et ouvert au public dans les années 2000. On peut imaginer qu’ici plusieurs pharmaciens passèrent pour y étudier les plantes et les recenser.