Le 19 septembre 2024, à 76 ans, la biochimiste Svtelana Sojsov reçoit le prestigieux prix Lasker en recherche clinique. Un prix souvent considéré comme un tremplin vers le Nobel. Avec deux autres scientifiques, elle est reconnue pour sa contribution au développement de la nouvelle classe de médicaments qui révolutionne le traitement du diabète et de l’obésité : les analogues du GLP-1. À ses côtés, Joel Habener, endocrinologue au Massachusetts General Hospital, et Lotte Bjerre Knudsen, chercheuse chez Novo Nordisk. Une consécration pour Svetlana Mojsov car, pendant près de 30 ans, sa contribution à cette découverte a été passée sous silence. Elle a dû revendiquer son rôle, en se basant sur des preuves incontestables : ses publications scientifiques.
Retour en arrière. Svetlana Mojsov arrive à New York en 1972, à Rockefeller University, après des études de physique-chimie à Belgrade (ex-Yougoslavie). Elle entre en doctorat au laboratoire d’un futur Nobel de chimie, Bruce Merrifield, qui a mis au point la synthèse chimique de peptides en phase solide. La jeune femme est alors fascinée par une question qui agite la communauté scientifique : quelle est l’hormone incrétine, sécrétée dans les intestins, qui régule le taux de glucose dans le sang, à travers l’insuline et le glucagon ? L’insuline réduit la glycémie, le glucagon l’augmente. Les chercheurs pensent alors qu’en inhibant le glucagon, il serait possible de traiter le diabète de type 2. Pour tester cette hypothèse, il faut une source stable de cette hormone. Svetlana Mojsov commence donc par synthétiser la séquence complète des 29 acides aminés du glucagon en utilisant la technique de Bruce Merrifield. Première étape.
Une chaîne des 37 acides aminés
En 1983, la chercheuse quitte New York pour Boston. Son époux, docteur en immunologie rencontré à Rockefeller, s’est vu proposer une résidence médicale au Massachussetts General Hospital. Elle rejoint, de son côté, l’unité d’endocrinologie comme instructrice et prend la direction d’une unité de synthèse qui fournit les autres chercheurs en peptides. Deux étages en-dessous, se trouve le laboratoire de l’étoile montante Joel Haberer. L’année précédente, l’endocrinologue a été le premier à avoir identifié chez la baudroie, un poisson des eaux du port de Boston, plusieurs hormones dont l’une similaire au glucagon (Glucadon-like protein) qu’il appelle GLP-1. Le 1er avril 1983, un autre américain, spécialiste de la génétique du diabète, Greame Bell à Chicago, publie dans la revue Nature la séquence de l’hormone précurseur du glucagon, chez le hamster cette fois. Et de deux hormones GLP proches de celles découvertes par Habener.
En se basant sur sa similitude avec le glucagon, elle émet l’hypothèse qu’un segment entre le 7e et le 37e acide aminé pourrait être une incrétine
Dans les mois suivants, plusieurs publications montrent que la séquence qui code le GLP-1 se trouve également chez le bœuf, le rat, l’humain. Mais à quoi sert-elle exactement ? De nombreuses expériences, y compris dans le laboratoire de Joel Habener, tentent d’utiliser la séquence GLP-1 dans des cellules de pancréas pour bloquer la production de glucose. Sans succès. De son côté, Svetlana Mosjov analyse la chaîne des 37 acides aminés. En se basant sur sa similitude avec le glucagon, elle émet l’hypothèse qu’un segment entre le 7e et le 37e acide aminé pourrait être une incrétine. Encore aujourd’hui, elle a la feuille sur laquelle elle a isolé ce segment. En 1985, elle confirme son hypothèse : pour la première fois, elle détecte cette forme raccourcie du GLP-1 dans les intestins du rat. Elle publie en 1986, avec Joel Habener. Cet article reste une référence dans le domaine.
Les équipes avancent en parallèle
L’équipe d’Habener teste alors la fameuse séquence synthétisée par Svetlana Mojsov dans différents types de cellules et… celles du pancréas sécrètent effectivement de l’insuline. En parallèle, la chercheuse mène avec Habener une autre expérience : ils demandent à Gordon Weir, au centre de recherche sur le diabète de Boston, d’injecter la forme courte du GLP-1 dans des pancréas perfusés de rats. Le résultat est immédiat sur la sécrétion d’insuline. Ils publient tous les trois en février 1987. Mais, quatre jours avant, une autre équipe, celle de Jens Holst à Copenhague, a publié les mêmes conclusions. Ces équipes ont avancé en parallèle, bénéficiant les uns des méthodes et des publications des autres. Alors qui doit être crédité pour cette formidable découverte ?
« J’étais sous le choc »
Svetlana Mojsov sait qu’elle ouvre la voie à une application pharmaceutique contre le diabète : si un médicament mime cette hormone sécrétée dans les intestins, il permettra de faire baisser le taux de glucose dans le sang. À Boston, le Mass General Hospital dépose un premier brevet le 1er juin 1990. Mais seul Joel Habener est crédité comme inventeur. La chercheuse l’ignore encore. Elle est contactée par des labos, dont Pfizer qui veut développer une forme orale de GLP-1. Elle monte son propre labo. Elle élève ses deux enfants. Ce n’est que trois ans plus tard qu’elle apprend que deux brevets accordés en 1992 mentionnent des fragments de GLP-1. Un troisième est accordé en 1997. « J’étais sous le choc », racontera-t-elle bien plus tard à la revue « Science ». Elle engage un cabinet d’avocats pour réclamer la reconnaissance de sa contribution.
Entre 2004 et 2006, Mojsov est finalement reconnue co-inventrice sur quatre brevets. Un cinquième brevet, accordé en 2006, mentionne les deux scientifiques
Science
« Entre 2004 et 2006, Mojsov est finalement reconnue co-inventrice sur quatre brevets. Un cinquième brevet, accordé en 2006, mentionne les deux scientifiques », précise la revue Science. Novo Nordisk commercialise son premier médicament en 2010. Mais elle en profite peu, car deux ans plus tard les brevets expirent. Elle passe à autre chose. Mais l’actualité lui rappelle à nouveau qu’elle est exclue de l’histoire. En 2017, le prix Harrigton de l’American Society for clinical investigation est attribué à Joel Habener, Jens Holst et un autre chercheur du laboratoire d’Habener, pour la découverte du GLP-1. Rebelote en 2020, avec le prix de la Fondation Warren Alpert à Harvard. Puis en 2021, avec le prix international de la Fondation Gairdner au Canada. Tous sont attribués à ses collègues. Sans qu’elle ne soit mentionnée.
Invisibilisation des femmes dans les sciences
Les explications avancées pour cet « oubli » sont variées : cooptation entre scientifiques stars, ignorance des comités de sélection de prix, enjeux financiers des prix, invisibilisation des femmes dans les sciences… Svetlana Mojsov, davantage portée sur la collaboration que sur les honneurs, finit quand même par revendiquer sa place. Une poignée d'alliés envoie des rectificatifs aux médias (Cell, Nature, New York Times) qui s'extasient sur la découverte du GLP-1 à l’origine d’un marché pharmaceutique qui touche des millions de personnes. En 2023, une journaliste de la revue Science s'intéresse enfin à son histoire. La scientifique remarque dans l’article que si les trois chercheurs reconnaissent aujourd’hui son rôle fondamental, ils ne lui ont pas fait de place : « Bien sûr qu’ils disent que je mérite plus de reconnaissance. Mais ils s’attribuent ensuite la reconnaissance qui me revient. »
Deux mois après la publication de cet article dans Science, un premier prix lui est décerné, à elle seule. D'autres suivent, dont le Prix Lasker, en septembre 2024. Choisie parmi les 100 personnalités de l'année 2024 par l’hebdomadaire américain Time, elle met l'accent sur l'importance de transmettre aux plus jeunes. « Je ne sais pas si j'ai été effacée parce que j'étais une femme. Cela n'a jamais été un obstacle dans mes recherches. Mais beaucoup de jeunes femmes m'ont écrit pour me dire qu'elles s'identifient à mon histoire, elles estiment que leurs contributions ont été minimisées par leurs collègues hommes », a-t-elle confié au journal espagnol, El Pais. La chercheuse, toujours professeur associée à Rockefeller, a reversé le montant de ses prix à un fonds de financement pour les femmes scientifiques.

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