En mars 2021, la petite ville portuaire de Fleetwood, au nord-ouest de l’Angleterre, à quelques encablures de Liverpool, pleurait une de ses plus chères personnalités locales et une des femmes les plus riches du royaume. Doreen Lofthouse, âgée de 91 ans, surnommée « la Mère de Fleetwood » s’éteignait après avoir dédié sa vie à l’entreprise Fisherman’s Friend qui, grâce à elle, devint un empire mondial, exportant dans plus de 70 pays et fabriquant près de 5 milliards de pastilles mentholées par an. Cette friandise médicinale fit la fortune de plusieurs générations de Lofthouse et contribua à la prospérité de la ville jusqu’à aujourd’hui. Même encore à sa mort, Doreen Lofthouse faisait don, à travers sa fondation, de 56 millions de dollars à la ville. Autant dire que le bonbon d’apothicaire est, à ce prix, une extraordinaire providence.
Un sirop contre le mal de mer
Tout commença sur le port de Fleetwood, dans le vent froid et salin qui ramenait les pêcheurs exténués sur la rive, les bronches rougies et les articulations frigorifiées, à tel point qu’ils n’arrivaient plus à parler, les cordes vocales complètement nouées, abîmées. Au milieu du XIXe siècle, le travail et le climat sont rudes et les longs mois de pêche dans les eaux glaciales du nord malmènent les organismes.
Non loin du port, James Lofthouse, dans sa boutique d’apothicaire, observe les allées et venues des chalutiers. Il est touché par l’état physique dégradé des pêcheurs, qui demeurent incapables de lui raconter leurs exploits en mer. Pour les soulager, il a alors l’idée de mettre au point un sirop à base de menthol, de réglisse et d’eucalyptus, propre à soulager les maux de gorge, mais aussi à combattre le mal de mer. Et si vous aviez des courbatures, vous pouviez aussi l’appliquer sur vos articulations. Cependant, James Lofthouse décide rapidement de remplacer l’élixir liquide contenu dans de jolies bouteilles en verre par des pastilles solides ne risquant pas de se casser en mer. Ainsi, la formule est mélangée à une pâte qui devint la base du bonbon Fisherman's Friend d'aujourd'hui.
Doreen Lofthouse, la reine des pastilles
Sur le packaging, on peut lire alors « Lofthouse’s Original Fishermans Friend Extra Strong. Throat & Chest Lozenges. À product of Lofthouse Chemical Product’s Ltd ». Cependant, cette petite invention reste confinée à un marché ultra-local durant un siècle, puisque les pastilles ne se vendent qu’à Fleetwood même, surtout dans les communautés de pêcheurs et à peine dans les villages alentour. Mais de nombreux visiteurs de passage, venus en tramway de la ville voisine de Blackpool, y goûtent car le bonbon peut se trouver dans différents kiosques de vente dans la ville et surtout sur le port. Beaucoup racontent combien ils ont aimé l’effet du Fisherman’s Friend dans leur gorge et combien ils sont déçus de ne pouvoir le retrouver dans leurs propres villes une fois rentrés chez eux.
Nous sommes dans les années 1950 et, à cette époque, une jeune femme de tout juste 15 ans est embauchée dans l’officine. Doreen Wilson Cowell, native de Fleetwood, n’a aucun diplôme mais ne rechigne pas à la tâche. Elle fabrique alors à la chaîne les pastilles, modelant la pâte à la main sur la grande dalle de marbre du magasin. Ça sent bon la réglisse, l’eucalyptus, le menthol et le poivron dans l’arrière-boutique, tandis qu’au comptoir les enfants Lofthouse servent les clients. Si bien que Doreen épouse le fils cadet de la famille avec lequel elle aura un fils, Duncan, avant, plus de 20 ans plus tard, d’épouser en secondes noces, un autre Lofthouse. Ce dernier s’appelle Tony, c’est le fils du frère de son premier mari, c’est-à-dire son neveu par alliance et il a 15 ans de moins qu’elle. L’événement fait un peu jaser mais qu’à cela ne tienne, à eux deux, ils construisent la force entrepreneuriale de l’entreprise.
En effet, dès les années 1960, c’est Doreen qui a l’idée d’exporter les pastilles et met tout en œuvre pour y arriver. Son énergie la mène aux confins du Lancashire et du Yorkshire. Elle ne compte plus les jours ni les nuits. Au volant d’une camionnette, elle parcourt la région, tant et si bien que la renommée de la friandise commence à rayonner. L’affaire familiale doit même déménager de l’étroite officine dans un bâtiment beaucoup plus grand, ancien entrepôt des chemins de fer rénové pour l’occasion. Puis, en 1972, forte de son succès, elle investit un large espace dans une zone industrielle de Fleetwood. En effet, Fisherman’s Fish se vend désormais en Norvège et dans toute la Scandinavie. L’Islande et le Groenland en raffolent. Les commandes affluent aussi du sud de l’Europe, de Grèce et d’Italie. En véritable femme d’affaires, Doreen Lofthouse change le packaging en adoptant des couleurs rouges et noires réhaussées du design vintage que l’on connaît et décide que le bonbon prendra la forme en losange des boutons d’une de ses robes. Et bientôt les saveurs s’invitent à la fête, la première étant l’anis. Fisherman’s Friend ne cesse de prendre le bateau d’un continent à un autre pour s’exporter dans le monde entier. En 1979, visionnaire, l’entreprise est la première à commercialiser des pastilles à la menthe sans sucre !
Un développement mondial
La reine avait-elle un parfum préféré ? On ne le sait pas, mais Fisherman’s Friend a eu ses honneurs puisqu’elle sera par trois fois récompensée par un prix spécial de sa majesté – le Queen’s Award for Export - au titre des entreprises les plus influentes et prospères de la grande île. Désormais, le bonbon se fabrique sur un site de 60 000 mètres carrés, toujours à Fleetwood, et embauche 350 salariés. On le déguste en farandole de saveurs : original sans sucre, original extra-fort, framboise sans sucre, menthe douce sans sucre, cerise sans sucre, miel-citron sans sucre, agrume sans sucre, citron sans sucre, orange épicée sans sucre, anis… Doreen a été la première à comprendre le potentiel de la friandise qui a gardé toutes ses vertus thérapeutiques puisque la recette originale est toujours commercialisée. Pratiquement aucun changement n’a été opéré et l’usine est toujours à deux pas du port, à quelques rues du corner qui abritait la première officine.
La 5e génération de Lofthouse développe sans cesse de nouveaux parfums en fonction des goûts des pays importateurs. Les ventes en 2018 ont atteint 55,8 millions de livres et l’entreprise est, comme on le comprend, l'un des principaux employeurs de la ville. Âme de pêcheur ou non, les pastilles Fisherman’s Friend sont bonnes pour la santé. La prochaine fois que vous en glisserez une sous votre langue, vous ne la dégusterez pas de la même manière, connaissant cette histoire extraordinaire née de la bienveillance et de l’inventivité d’un pharmacien et de l’incroyable énergie d’une femme au formidable esprit d’entreprise.