En contraignant l'Australie à rompre sans le dire son contrat avec Paris pour la livraison de douze sous-marins stratégiques, le gouvernement américain s'est conduit non pas comme un partenaire ou un allié de la France, mais comme un adversaire. Il semble bien que Joe Biden n'ait compris la dimension de sa gaffe qu'après coup. Sauf que sa conduite est inexpiable : il est très improbable qu'il ait jamais songé à changer d'idée et à se retirer du marché ; très improbable qu'il ait envisagé de demander pardon à Emmanuel Macron ; très improbable qu'il imagine un système de défense atlantique où son pays n'aurait pas le leadership et ne protègerait pas d'abord ses propres intérêts.
La violence peu diplomatique des dirigeants français témoigne de leur consternation, de leur inquiétude, et même de leur désespoir : si on ne peut plus faire confiance à un allié aussi proche, surtout en matière de sécurité, à qui se confier ? Leur langage résumait l'énorme changement qui venait de se produire, la concurrence déloyale des alliés américains, la perfidie des Australiens (et des Anglais), les perspectives compliquées de la mise sur pied d'une défense européenne, peut-être indépendante des États-Unis, l'hostilité d'un monde où la France ne compterait plus que des ennemis, des amis indolents ou d'anciens amis soudainement voués à sa perte.
Joe Biden s'est confondu en excuses, mais l'écrasante vérité est que la France ne peut pas faire cavalier seul, ne peut pas engager un conflit, fût-il verbal, avec les États-Unis dans un contexte aussi dangereux que celui qu'ont créé la Chine et la Russie. Elle peut tirer une leçon de la déloyauté américaine en particulier et anglo-saxonne en général, elle ne peut pas rompre les ponts avec Washington. Elle ne le ferait sous la houlette d'un Mélenchon ou d'un Dupont-Aignan qu'à ses périls et elle mesurerait alors sa solitude.
La France a les moyens de la dissuasion
Les jugements tartarinesques qu'inspire la campagne électorale sont donc totalement déconnectés des faits : cet hémisphère est dominé par l'Amérique et l'Europe n'a toujours pas trouvé l'inspiration qui lui permettrait de construire une défense commune : à la faveur des élections générales, Angela Merkel quitte ses fonctions et son successeur, quel qu'il soit, s'adressera d'abord aux problèmes intérieurs avant de songer à de grands projets nécessitant l'accord des 27 ou seulement de la zone euro. On peut toujours rêver que M. Biden, dans un élan dicté par la contrition, nous offre un contrat pour une centaine de Rafale, ce ne sera pas la semaine prochaine.
Or l'Union européenne a les moyens de se défendre sans le soutien américain. Elle dispose d'une force de dissuasion nucléaire, celle de la France, laquelle a une armée rompue aux combats modernes ; elle est capable d'assurer sa propre sécurité sans s'abriter sous le parapluie américain qui, de toute façon, n'est plus vraiment déployé. C'est une question de volonté politique mais il est temps de se montrer raisonnable et surtout réaliste : c'est dans l'adversité que l'on compte ses vrais amis, ceux que l'on croyait nombreux quand tout allait bien et ceux qui se défilent quand le temps se gâte.
Les spécialistes de l'art oratoire peuvent toujours s'agiter sur les tréteaux électoraux, ils peuvent toujours trouver quelques oreilles indulgentes pour l'exagération de leurs propos, ils ne trouveront jamais une majorité pour rompre les relations diplomatiques avec Washington et se livrer à quelques escarmouches en compliquant les procédures bilatérales et le commerce entre les deux pays. La France aurait tôt fait de perdre une source de revenus, un partage des mêmes principes, le même confort et des échanges culturels indispensables. Le coup de Biden était pire que celui que nous pouvions attendre de Trump. Il signifie que nous ne devons regarder « l'ami » américain ni avec les yeux de Chimène ni à travers le tube d'un canon. Biden, c'est la force et l'indifférence qui s'ignorent. Ce n'est ni Poutine ni Xi.