- C'est une blague ?
- C'est plutôt votre réaction qui est une blague, Monsieur Pontignac. En tant que chef d'entreprise, vous devriez savoir que tout salarié peut utiliser son droit de grève. La pharmacie n'est pas exempte de ce droit, n'en déplaise aux titulaires, répond Emmanuel avec aplomb.
Le préparateur syndiqué vient d'annoncer à Karine et à J-C qu'il serait en grève jeudi, pour contester la réforme des retraites proposée par le gouvernement. C'est une première dans l'histoire de la Pharmacie du Marché. Pour J-C, la pilule a du mal à passer. Le comportement de son préparateur l'exaspère. Discrètement, Karine lui fait signe de se calmer.
- Donc, vous serez absent, c'est bien cela ?, poursuit la pharmacienne.
- C'est le principe. Je me joins à la manifestation, aux côtés de mes camarades…
- Mes camarades, pff…
- Monsieur Pontignac sait-il que cette réflexion s'apparente à une forme de discrimination ?, réagit du tac au tac l'employé.
Les deux hommes se toisent. J-C est de plus en plus énervé.
- Bon, Messieurs, intervient Karine. Ce n'est pas un combat de coq. Emmanuel a ses convictions, ses idées, nous n'avons pas à les juger. Mais comprenez-nous Emmanuel ; une personne en moins dans l'effectif, ça nous met dans le rouge.
J-C émet un rire nerveux, en se disant à lui-même : « Dans le rouge, c'est le cas de le dire ».
- Et après, qu'est-ce que ça changera ? De toute façon, elle va passer cette réforme, poursuit le titulaire.
- Vous n'êtes pas sur la même planète, Monsieur Pontignac. Pour vous, c'est différent. Vous bénéficiez d'un régime autonome. Mais pensez aux employés. Sans eux, vous savez pertinemment que votre pharmacie n'existerait pas. Vous pensez qu'un préparateur va vouloir travailler plus longtemps ? À 60 ans déjà, beaucoup décrochent en termes de motivation et d'engagement… C'est la réalité, et vous avez un exemple au sein de votre équipe.
Sans la nommer, Emmanuel prend l'exemple de Nicole Bertin. Il poursuit :
- Et puis le report de l'âge légal est injuste. Pour moi par exemple qui aie commencé à travailler à 20 ans, si je pars à 64 ans, je cotise pendant 44 ans ; soit un an de plus que la durée qui est proposée.
- Oui, oui, bon. C'est vrai qu'il y a peut-être des choses à affiner dans cette réforme, admet le pharmacien. Mais si tout le monde fait comme vous, on n'a plus qu'à fermer boutique…
- Mais c'est le principe, Monsieur Pontignac. Bloquer l'activité du pays pour que le gouvernement plie. Si plus de pharmacies faisaient grève, ce serait inattendu et d'autant plus marquant.
Dans le vestiaire, Christèle, Marion et Kenza discutent.
- J-C doit être en colère. Déjà qu'il n'apprécie pas trop Emmanuel… Je veux dire notre Emmanuel, pas celui de l'Élysée, plaisante Marion.
- Moi, je le trouve hypercourageux. À la SNCF, celui qui ne fait pas grève est considéré comme le vilain petit canard. Dans notre secteur, c'est l'inverse, note Christèle.
- C'est vrai que les titulaires pourraient soutenir le combat des salariés. Nous, nous avons toujours été à leurs côtés lorsque la profession et le système libéral ont été menacés, poursuit Kenza.
(À suivre…)