« En attendant la prochaine révolution qui sera quantique, nous sommes au début de la révolution digitale. Dans quelques années, les machines seront auto-apprenantes et tout le monde sera impacté, pas seulement les cols-bleus comme lors de la révolution industrielle, mais aussi les cols blancs », explique en préambule Jérôme Béranger, économiste de la santé, docteur en éthique du digital (1). Faut-il s’inquiéter de cette numérisation du monde et, pour ce qui nous concerne, de toute la chaîne du médicament - du fabricant au patient en passant par le répartiteur et le soignant ? Oui, répond, pessimiste, le philosophe Mark Hunyadi, professeur de philosophie sociale, morale et politique à l’université catholique de Louvain (Belgique) (2). Selon lui, c'est une rupture sans précédent car « le numérique n’est pas fait pour l’utilisateur mais, clairement depuis 2001-2002, pour l’économie des données. C’est la première fois dans l’histoire de l’Humanité que l’utilisateur est directement utilisé. D’ailleurs, la création du RGPD (règlement général sur la protection des données) en Europe est la preuve que les données sont utilisées en dehors de nous. L’extension planétaire du téléphone portable à travers lequel tous nos désirs sont satisfaits immédiatement - il y a là quelque chose de libidinal - y participe grandement ».
Des avantages incontestables
Isabelle Vitali, Global Head Digital Innovation chez Sanofi, voit beaucoup l’intérêt de l’Intelligence artificielle (IA) pour l’industrie pharmaceutique et trouve enthousiasmante cette exploration du futur, avec l’aide de start-up spécialisées. « On peut couvrir toutes les étapes de la chaîne du médicament, dès le stade de la recherche qui va pouvoir s’affiner et gagner en vitesse grâce à la digitalisation des maladies et à la virtualisation des patients… Avec la pandémie de Covid, on a pu mesurer les avantages de l’IA. Les délais nécessaires au développement de vaccins et de nouveaux médicaments sont raccourcis, ce sera d’autant plus précieux pour les patients atteints de maladies rares. » De fait, l’IA permet de bâtir des modèles holistiques de conception de nouveaux médicaments où des critères et des problématiques de natures très diverses sont abordés simultanément et d’emblée dans toute leur complexité. L’exploration, à la fois plus simple, plus rapide et exhaustive, de l‘espace chimique permet ainsi de générer des molécules virtuelles jusqu’alors inaccessibles, même via les plus grandes bases de données. « Les différents stades de la production en usine seront également très améliorés, de même que l’accompagnement des patients car les très nombreuses données recueillies nous permettront de les aider plus efficacement. Mais, bien entendu, l’éthique est essentielle. Nous intégrons d’ailleurs dans cette démarche des associations de patients et des professionnels de santé… Nous devons travailler ensemble, avec sérieux et responsabilité. »
En fait, contredit Mark Hunyadi, « le vrai problème éthique est la numérisation elle-même. Elle apporte de nombreux bénéfices, c’est incontestable, mais on oublie la face cachée, c’est-à-dire ce qui, par son extension, est perdu : l’humain. La santé sera digitale, dit-on, mais la santé… c’est la personne qui souffre ! ».
Prévenir les difficultés d’approvisionnement
Emmanuel Déchin, délégué général de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP), ne voit pas l’Intelligence artificielle sous cet angle. Pour lui, l’IA représente la capacité de collecter un très grand nombre de données et de les utiliser pour leur donner un sens et ainsi améliorer le métier de répartiteur à tous les niveaux (achats, gestion des stocks, préparation de commandes, maintenance, livraisons…) et optimiser les services au pharmacien. « C’est aussi la capacité d’anticiper les perturbations et de prévenir les difficultés d’approvisionnement. Aujourd’hui, nous ne sommes pas capables de le faire, or ce sont les principales demandes des pouvoirs publics… Par ailleurs, la demande de sécurisation à tous les niveaux de la chaîne du médicament est croissante et l’IA va indiscutablement nous protéger. »
Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), est tout aussi optimiste et confiant. « Dans un futur proche, l’IA permettra à la fois d’éviter des ruptures d’approvisionnement et, à côté du DP, de prévenir des effets iatrogènes. Le pharmacien pourra avoir une vue d’ensemble de son patient et adapter ses délivrances en fonction des résultats du laboratoire d’analyses, par exemple. Il dégagera du temps pour ses patients et pourra leur donner des conseils vraiment personnalisés, avec peut-être l’aide de la génétique… Nous pourrons même prévoir que certaines personnes auront telle ou telle maladie et que tels médicaments seront alors nécessaires, qu’il faudra donc produire. » Selon lui, le pharmacien sera « augmenté » mais pas asservi.
Pharmacien « augmenté » ou « diminué » ?
Mark Hunyadi parle, au contraire, de pharmacien « diminué » car ses savoirs seront dans la machine. « Au départ, les pharmaciens voient tous les avantages de l’intelligence artificielle, pour eux et leurs patients, mais c’est pervers. Au final, l’obéissance permanente aux machines en fera des machines… »
Alors doit-on se priver de l’IA dans la chaîne du médicament ? « Non, tout au long du parcours du médicament, les bénéfices sont évidents, rappelle Jérôme Béranger. Tout dépend de l’usage qu’on fera des données. La formation des professionnels de santé, mais aussi des patients, est donc primordiale. » Le philosophe va plus loin : puisque nous ne sommes pas équipés pour faire face aux problèmes engendrés par l’IA, « il faudrait créer une nouvelle institution au niveau des datas. Ce n’est pas utopique, on a bien créé des comités d’éthique, mais cela ne suffit pas. Il faut tout d’abord une prise de conscience des dangers de l’exploitation des données, ensuite éduquer les scolaires et la population générale ».
* Avec Yorick Berger, président du PePS, Isabelle Vitali (Sanofi), Emmanuel Déchin (CSRP), Luc Seigneur, Philippe Besset (FSPF), Françoise Alliot-Launois (AFLAR), Jérôme Béranger (GoodAlgo) et Mark Hunyadi (université de Louvain).
(1) Il est aussi cofondateur et P-DG de la société GoodAlgo, spécialisée dans l’évaluation éthique des traitements algorithmiques des données numériques, chercheur (INSERM-université Toulouse 3) et auteur notamment de « Quand l’Intelligence artificielle s’éveillera » (Ed. Le Passeur, 2020).
(2) Auteur de « Au début est la confiance » (Ed. Le bord de l’eau, 2020).