ENTRETIEN
Le Quotidien du pharmacien. - Pour quelles raisons la chronopharmacologie est-elle particulièrement intéressante dans le traitement des cancers ?
Annabelle Ballesta. - Aujourd’hui, les traitements anticancéreux tuent les cellules cancéreuses comme les cellules saines. Or si chaque cellule possède sa propre horloge circadienne, synchronisée par l’horloge centrale, les cellules cancéreuses échappent au contrôle circadien et ne sont pas synchronisées entre elles. La chronothérapie des cancers exploite cette différence temporelle pour cibler les cellules cancéreuses et préserver un maximum de cellules saines. Réduire la toxicité du médicament en l’administrant au bon moment, c’est-à-dire quand les cellules saines sont les moins sensibles, permet d’augmenter la dose, donc l’efficacité du traitement car les cellules cancéreuses n’ayant pas de rythme sont alors davantage détruites.
Comment les mathématiques contribuent-elles à personnaliser les traitements anticancéreux ?
Elles nous permettent de faire des choses impossibles par les seules expériences. Nous développons des modèles mathématiques fondés sur la physiologie cellulaire, l’idée étant de créer un « jumeau numérique » d’un(e) patient(e) en utilisant les mathématiques et l’intelligence artificielle. Nous incorporons au modèle virtuel les données obtenues en laboratoire et en clinique (âge, sexe, rythmes biologiques sur 24 heures) qui nous permettront d’anticiper les réactions de l’organisme de cette personne à un traitement donné, selon le moment de la journée auquel il est administré, et de trouver ainsi celui qui lui conviendrait le mieux. L’apport des mathématiques est donc de réduire le nombre d’expériences à mener, en testant in silico (en simulation informatique) un grand nombre d’hypothèses et en ne testant expérimentalement que celles qui s’avèrent pertinentes.
Un exemple d’avancée obtenue grâce à cette collaboration entre mathématiciens, biologistes et oncologues ?
Aujourd’hui, les données les plus nombreuses portent sur 3 molécules très utilisées dans le cancer colorectal : irinotécan, 5-fluorouracil et oxaliplatine. Nous avons montré, par exemple, que le sexe a une grande influence sur les horaires d’administration de certaines chimiothérapies du cancer colorectal. Pour l’irinotécan, l’heure optimale est ainsi de 9 heures chez les hommes et de 15 heures chez les femmes, une différence peut-être liée aux hormones… Les travaux sont prometteurs et laissent à penser que des biomarqueurs (température, pression artérielle…) monitorés par des dispositifs de type montre connectée seront bientôt capables d’indiquer le meilleur moment d’administration des médicaments. La recherche avance, aux États-Unis, en Angleterre, en Suisse (pour l’immunothérapie), mais aussi en France.