Le Quotidien du pharmacien.- On parle beaucoup des rétrocessions entre officines. Que recouvre exactement cette pratique ?
Bertrand Cadillon.- Il s’agit pour un pharmacien d’acheter un volume de produits – souvent de la parapharmacie, des compléments alimentaires ou des médicaments non remboursables – puis de les refacturer à prix coûtant à des confrères. Historiquement, cela répond à une logique de solidarité : obtenir de meilleures conditions commerciales et les partager. Mais dès lors que ces opérations dépassent les besoins naturels de l’officine, elles s’apparentent à une activité de distribution en gros, que le code de la santé publique interdit pour une officine qui est censée ne pratiquer que la vente au détail à ses propres patients.
Ces pratiques étaient pourtant tolérées pendant longtemps, pourquoi ce changement de ton ?
Bertrand Cadillon.- La tolérance était liée à leur caractère ponctuel. Or, depuis quelque temps, sous l’effritement des marges, certains titulaires sont tentés d’augmenter les volumes de rétrocessions. Des pharmaciens deviennent alors de véritables « pivots » d’achat pour plusieurs officines, parfois avec des flux réguliers. Cela interroge bien évidemment la frontière entre entraide et activité commerciale. Les autorités restent vigilantes : les ARS effectuent des contrôles ciblés et l’Ordre des pharmaciens rappelle que seule la dispensation au détail est autorisée. L’objectif est d’éviter que ces circuits parallèles perturbent la traçabilité ou brouillent les équilibres économiques du réseau officinal.
Au-delà du droit de la Santé, quels sont les impacts concrets sur la comptabilité et la rentabilité ?
Bertrand Cadillon.- Ils sont réels, et souvent sous-estimés : une rétrocession à prix coûtant augmente artificiellement le chiffre d’affaires, sans générer une marge normative. Sur un plan comptable, cela fausse plusieurs indicateurs : le taux de marge brute global se dégrade mécaniquement, le résultat d’exploitation peut sembler instable, certains seuils réglementaires ou sociaux (nombre d’adjoints, taxes) peuvent être atteints plus vite. En cas de vente de l’officine, la valorisation du fonds de commerce devient trompeuse, car elle repose souvent sur des ratios liés à la marge et non au chiffre d’affaires brut. En clair, ces opérations brouillent la lecture des chiffres clés. Le titulaire qui rétrocède croit parfois « faire plus » mais il n’intègre pas dans son approche le temps qu’il y passe pour gérer les commandes, les refacturer et aussi, ne l’oublions pas, le temps pour réclamer à ses confrères le montant des produits rétrocédés.
Comment ces biais se traduisent-ils concrètement dans les comptes ?
Bertrand Cadillon.- Prenons un exemple simple. Une officine réalise 1,8 million d’euros de chiffre d’affaires. Si elle pratique 120 000 euros de rétrocessions à marge nulle, son taux de marge brute global peut chuter d’un à deux points. Cela ne change pas son bénéfice comptable, mais déforme complètement la perception de sa performance. La marge brute est un indicateur clé : c’est elle qui mesure la capacité à financer les charges fixes, les salaires, les investissements. Quand elle baisse artificiellement, le titulaire peut sous-estimer la rentabilité réelle de son activité principale. Lors d’une revente ou d’une demande de financement, ces écarts se voient très vite : une officine qui affiche 2 millions d’euros de ventes, mais seulement 27 % de marge brute, suscite des questions. De plus, sur le plan fiscal, ces ventes sans bénéfice augmentent mécaniquement la base de certaines contributions (comme la CFE), sans contrepartie en trésorerie. On peut même ajouter que dans les cas extrêmes, le fisc peut être interpellé par un faible taux de marge…
Pourquoi, malgré tout, certains pharmaciens y recourent-ils encore ?
Bertrand Cadillon.- Parce que la conjoncture les y pousse. Les officines subissent une hausse continue de leurs charges et une contraction des marges sur les produits remboursables. Beaucoup cherchent donc à obtenir des conditions commerciales plus favorables, surtout pour la parapharmacie ou les dispositifs médicaux. Chacun comprendra qu’il est frustrant pour certains officinaux de voir que leurs concurrents proches vendent des produits hors monopole au prix où eux les achètent ! La rétrocession apparaît alors comme une solution pragmatique, souvent motivée par la volonté de ne pas baisser les bras et aussi par la volonté d’aider les confrères. Mais certains montages deviennent complexes et risqués : participations croisées entre officines pour justifier des volumes, livraison directe par le pharmacien, ou négociation de tarifs mutualisés hors structure agréée. Ces schémas, même bien intentionnés, créent des dysfonctionnements comptables : factures croisées, suivi de stock inexact, écart de TVA, ou encore difficultés à suivre la marge réelle. À long terme, cela rend la gestion moins lisible et, cerise sur le gâteau, avec l’avènement de la facture électronique, il faudra s’équiper d’une application de facturation des ventes.
Comment prévenir ces dérives sans freiner la coopération entre officines ?
Bertrand Cadillon.- La clé, c’est la transparence comptable. Dès qu’une officine pratique des rétrocessions, il faut les isoler dans la comptabilité : une ligne distincte dans le plan de comptes, un suivi séparé dans les tableaux de bord, et une réintégration analytique pour recalculer la marge réelle de l’activité principale. Cela permet d’avoir deux lectures : la performance “globale” et la performance “opérationnelle”. Ensuite, il faut adapter les ratios de pilotage. Par exemple, ne pas se contenter du taux de marge global, mais calculer la marge brute “corrigée” des ventes sans marge. Enfin, sur le plan organisationnel, il est préférable d’utiliser au travers des groupements les structures légales déjà existantes : SRA ou centrales d’achat autorisées, elles assurent une traçabilité conforme et évitent toute ambiguïté juridique.
Ces pratiques peuvent-elles fausser la valorisation d’une officine ?
Bertrand Cadillon.- Oui, et c’est un point de vigilance majeur. Lorsqu’un acquéreur ou un banquier analyse un dossier, il se base aujourd’hui souvent sur la marge brute et l’excédent brut d’exploitation. Si une partie du chiffre d’affaires correspond à des rétrocessions à marge nulle, la rentabilité est surestimée en volume, mais sous-estimée en qualité. Cela peut conduire à une évaluation erronée du fonds de commerce, ou à des écarts importants lors d’une transmission. C’est pourquoi nous conseillons systématiquement d’ajuster les comptes retraités en neutralisant les rétrocessions pour obtenir une vision fidèle du potentiel économique de l’officine. C’est aussi la raison pour laquelle la pratique veut que lors d’une cession les intermédiaires et juristes impliqués demandent au vendeur de faire une déclaration qui l’engage sur le montant des produits figurant dans les ventes qui sont rétrocédés. C’est une sécurité pour l’acquéreur afin qu’il n’achète pas sans le savoir une part d’activité sans valeur ajoutée pour lui.
Finalement, quel regard portez-vous sur ces pratiques aujourd’hui ?
Bertrand Cadillon.- Il ne faut pas diaboliser la rétrocession, cela part souvent d’une bonne intention et d’un besoin réel d’adaptation économique. Mais elle doit rester exceptionnelle et encadrée. Son impact n’est pas seulement juridique : il est surtout comptable et analytique et joue parfois sur la trésorerie. Cette problématique fait aussi ressortir l’écart entre les conditions commerciales consenties aux grosses pharmacies par rapport aux petites sur les produits à marge libre. Lorsque nous parlons d’un monde officinal à deux vitesses, nous mettons le doigt sur cette question. La liberté du commerce, qui favorise le client grâce à une concurrence souvent exacerbée, crée un dommage collatéral en affaiblissant les petites officines. Car celles-ci ne peuvent plus aujourd’hui rivaliser sur le terrain des produits non remboursables.
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